Œil pour Œil #5

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En couverture : Under The Silver Lake de David Robert Mitchell (2018) / The Long Goodbye de Robert Altman (1973)

Si Hollywood est toujours terre de fantasmes, ses étoiles ne brillent plus tout à fait du même éclat. Ce mois-ci, Œil pour Œil mène l’enquête dans la cité des anges pour faire la lumière sur deux diamants noirs : Under The Silver Lake et The Long Goodbye.

Depuis sa présentation à Cannes en 2017, Under the Silver Lake, troisième film de David Robert Mitchell, se taille une réputation d’étrange objet tortueux, aussi soigné esthétiquement que bordélique et bancal dans ses effets. Pourtant c’est bien par la lorgnette de ses décalages qu’il faut y poser le regard, sous peine de rester sur le pas de la porte. Sam (Andrew Garfield), un wanker de 33 ans sans emploi, vivote dans son appartement de lEast Hollywood, occupant la majeure partie de son temps à se branler, jouer à des jeux vidéo rétro et à chercher des messages codés dans de vieilles VHS. L’aventure commence lorsque sa voisine, Sarah (Riley Keough), disparaît mystérieusement. Ils se connaissaient à peine, mais un baiser échangé la veille éveille en lui un besoin de la revoir qui tourne rapidement à l’obsession. Surprenant Troy (Zosia Mamet), l’amie de Sarah, en train de fouiner dans son appartement vide, il se laisse entraîner dans une longue fuite en avant pour retrouver la jeune femme, où il sera question d’un tueur de chien itinérant, d’un nabab hollywoodien disparu, d’un groupe de rock néo-gothique porteur de vérité cryptique et d’une succube à tête de chouette.

Sous ses contours de néo-polar postmoderne (on pense autant à David Lynch qu’au Thomas Pynchon de Vineland et Inherent Vice), Under the Silver Lake est un pur produit de sa génération. Un mille-feuille à la vision chancelante et craquelée, comme celle de son anti-héros. Le mal-être de Sam, proportionnel à la vacuité du monde dans lequel il va peu à peu s’enfoncer, s’apparente en cela à une quête de sens qui est surtout une quête de quelque chose. Pour servir le propos, le meta n’est jamais très loin, en témoigne l’impayable moment où Garfield se retrouve les doigts collés à un exemplaire de Amazing Spider-man, métaphore assez grossière mais ô combien jouissive sur le devenir de l’acteur. A l’image de cette scène, UTSL dégueule de clin d’œils et autres pokes plus ou moins clairvoyants adressés au spectateur. L’objectif premier du cinéaste apparaît rapidement comme une évidence : broder un canevas de références, non pas pour noyer le poisson ou récompenser qui que ce soit mais pour magnifier l’impermanence des idoles face à la frénésie référentielle des millenials. Et comme tout bon conteur postmoderne, Mitchell illustre son propos en dépeignant un monde où les notions de hautes et basses cultures seraient abolies. Les tombes massives des grands noms d’Hollywood (Welles, Hitchcock…) qui apparaissent au détour de quelques plans, en sont l’un des exemples les plus significatifs. Ici, les icônes vintages et statufiés de l’âge d’or côtoient l’indie rock 90’s et les théories de complots ésotériques fondées à partir d’un packaging de Kellogg’s et d’un obscur fanzine qui donnera son nom au métrage. Voilà pour la surface. Mais qu’y a-t-il sous le lac d’argent ?

Du haut de ses 45 ans, David Robert Mitchell est assurément un pur produit de la génération X et sa sensibilité d’ex-ado 90’s irrigue son film. Comme la plupart des garçons de son âge, Sam se sent oppressé, coincé dans un bulle normcore, victime plus ou moins consciente des générations précédentes dépositaires du succès, de l’argent, des femmes. Ce ressentiment, jamais exprimé mais toujours exposé, se dilue intelligemment dans les profondeurs jusqu’à se muer en objet principal d’une pochade cosmique et transcendante, où Los Angeles serait le vaisseau spatial. Plutôt qu’un énième exposé indie du spleen esthétique et romantique véhiculée par la cité des anges (au hasard, La La Land) UTSL peut se lire comme un adieu au cool et à l’essence libertaire d’une époque et d’une ville qui auraient irrémédiablement disparues, ne laissant derrières elles que des traces de leurs existences sur des monuments et des reliques vintages, de la cartouche de NES au vieil exemplaire de Playboy. Cette démarche de capitulation nihiliste trouve son point d’orgue lors de la scène dans le manoir du musicien, démiurge diabolique et gardien de toute l’essence de la musique populaire. Sa mise à mort brutale résonne autant comme un dénouement d’intrigue-tiroir propre au film noir (on pense très fort à Sunset Boulevard) que sur un niveau plus symbolique: achever la bête, le dévoreur d’âme, la preuve vivante qu’une vie de fanboy serait construite sur un black hole. Ce recours à la mythologie codifiée du noir pour appuyer un propos de “fin de l’espèce” trouve un écho tout particulier avec un autre grand film puzzle, The Long Goodbye (Le Privé) de Robert Altman.

Adaptation du classique de Raymond Chandler, The Long Goodbye s’intercale au milieu de cinq années d’ultra-productivité où le maître accouchera de 8 films, du furibard M*A*S*H au majestueux Nashville. Durant cette période, le sport préféré d’Altman est de sauter d’un genre à l’autre pour éclater tous les codes des classiques hollywoodiens, leur apportant fraîcheur et sens nouveau.  A ce titre, The Long Goodbye s’apparente à une version languissante et lumineuse du “Marlowe movie”,  avec un détective à l’attitude totalement à l’opposée de ses prédécesseurs hard boiled (Bogart, Mitchum). L’intrigue s’articule autour de la disparition de Terry Lennox (Jim Bouton), ami de longue date de Philip Marlowe (Elliott Gould, en état de grâce) et de toutes les conséquences qui en découlent. Au détour d’une enquête impliquant le gangster Marty Augustine (Mark Rydell), l’écrivain alcoolique Roger Wade (Sterling Hayden) et sa mystérieuse épouse Eileen (Nina van Pallandt), le privé va peu à peu s’enfoncer dans les méandres d’un Los Angeles en gueule de bois permanente.

A la fois œuvre radicalement révisionniste et parodie revitalisante du film noir, The Long Goodbye se pose probablement comme l’acte de déconstruction le plus audacieux de la carrière du cinéaste. L’ouverture du film, où Marlowe se réveille avec lenteur dans son appartement en clair-obscur avant d’aller errer dans les immenses rayons d’un supermarché, est en cela un modèle du genre. La figure du privé, immortalisé par les pulp comics des années 20 et 30 et consolidée par l’ère du noir dans les deux décennies suivantes en prend ici un sacré coup : à l’instar de cette intro en forme de note d’intention, le film n’aura de cesse de ponctuer la dislocation complète des canons de la masculinité américaine, passés sous le train de la culture des suburbs et du flower power.  Ce conflit, moteur thématique principal du métrage, trouvera son véritable point d’ancrage dans la nature même du personnage. Du détective désarmant au verbiage glacé et précis des 50’s se substitue un solitaire un peu weirdo,  marmonneur et fumeur compulsif complètement à rebours du monde, catalyseur parfait de vingt années d’évolutions radicales. Et si l’idée de malmener la figure par l’anachronisme n’est pas une nouveauté en soi (il faut revoir les belles compositions de Paul Newman dans Harper ou James Garner dans Marlowe), le geste prend ici une tournure quasi définitive. Marlowe semble vidé de son essence, en proie à un spleen -certes dissimulé- mais très prégnant, comme si le monde qui l’entoure ne valait plus la peine d’y chercher du sens. Gould le joue comme une sorte de zèbre lunaire et flottant, pleinement conscient de sa propre disparition, marmonnant ses théories pour tenter de se convaincre lui-même face à l’indifférence du monde.

Puisque que tout y est question de renoncement, la nécessité dans les récits de fictions hard-boiled  d’aller “au fond des choses” avec tout ce qu’il faut de sang-froid, d’intuitions heureuses et d’expérience, laisse ici place à un effritement permanent des valeurs et à un grand vide en devenir. Ainsi, lorsque la révélation finale nous expose un Terry Lennox, bel et bien vivant, s’étant servi de Marlowe pour ses machinations de bas-ventre, la désorientation atteint son point de rupture. L’imprévisibilité d’une longue série d’événements qui n’attendaient qu’à être liés entre eux se heurtent à une vérité froide et sans promesse de retour. Ainsi, l’ultime “you never learn, you’re a born loser” de Lennox entraîne son exécution par un Marlowe enfin à nu. La présence d’Eileen (complice de Lennox) dans l’avant dernier plan consolidera la ligne de fuite dans laquelle s’éloignera le personnage, définitivement délesté de ses responsabilités mythologiques.

Parce qu’ils naviguent tous deux dans les mêmes espaces mentaux, arpentent les mêmes chemins mythiques d’une ville essorée de toute substance, s’échappent par les mêmes interstices souterrains, The Long Goodbye et Under the Silver Lake partagent en creux un geste unique de beauté délabrée. Bien que conscient de toutes ses fêlures, Robert Altman propose, par l’intermédiaire du légendaire chef op Vilmos Zsigmond, de sublimes tableaux de L.A. tout en vacillement solaire et moiteur chimérique. Un univers fragile qui entre délicieusement en contradiction avec les décors statiques de l’Âge d’or, le film s’employant sans cesse à souligner l’absence du style ayant fait la gloire des Hawks, Huston et consorts, opposant à l’expressionnisme de l’époque la lumière cotonneuse et les couleurs pastels de la Californie des 70’s. Avec son costume noir et sa chemise blanche, Marlowe y apparaît plus que jamais en décalage, comme un trait d’encre de chine sur une immense aquarelle. En résulte des sensations visuelles uniques, comme des souvenirs immédiats.

Près d’un demi-siècle plus tard, la photographie d’Under the Silver Lake intronise le brillant Mike Gioulakis en digne héritier de Zsigmond.  Le mordoré des scènes de jour côtoie le bleu profond, quasi insondable, des scènes de nuit pour un rendu esthétique toujours signifiant. Contrebalançant le côté nébuleux de l’intrigue par une limpidité visuelle sidérante, le film enveloppe dans ses instantanés. Ce dispositif, monté aux cieux par le cinéma de David Lynch ou de Richard Kelly trouve ici une pérennité qui perdurera à coup sûr dans la carrière de David Robert Mitchell. Au cœur de son programme d’anthropologie interprétative déglinguée, UTSL contient l’idée essentielle que si tout à un sens profond, rien n’a le sens que nous lui attribuons.  Le parcours de Sam peut donc se voir comme celui d’un Philip Marlowe à la sauce Reddit, jonglant entre cryptogrammes et rabbit holes pour se perdre jusqu’au vertige dans la topographie déchirée de L.A. Un parcours sinueux mais à l’issue limpide : celle de l’effacement. Effacement de Sarah,  retrouvée mais perdue à jamais, effacement de l’art et de la culture “ supports de l’ambition d’autres hommes”, effacement du réel, éparpillé façon puzzle, et bien sûr effacement de soi-même, en témoigne l’épilogue ou le regard satisfait de Sam semble se perdre définitivement de l’autre côté du miroir. Au bout du chemin, Mitchell bouscule les conventions comme Altman avant lui, remplissant à ras-bord son œuvre des préoccupations d’une époque qui n’en a cure. Reste une même offrande au spectateur, deux immenses films sur la transience et la terrible fragilité des choses, amitiés, amour et croyances de toutes sortes, à l’image de l’adoration portée aux plus beaux objets de la pop culture. Ce long adieu, c’est le renoncement de Sam face au chaos et à l’irrationalité du monde ou celui de Marlowe s’accordant quelques pas de danse dans les tréfonds d’un plan final éternel, dansant sur sa propre tombe comme sur celles de toutes les icônes, qu’elles soient passées, présentes ou futures.

Under The Silver Lake de David Robert Mitchell (2018)
Avec Andrew Garfield, Riley Keough, Grace Von Petten, Topher Grace.

The Long Goodbye de Robert Altman (1973)
Avec Elliott Gould, Sterling Hayden, Nina Van Pallandt, Jim Bouton.

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