Œil pour Œil #4

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En couverture : Paterson de Jim Jarmusch (2016) / Le Goût du Saké de Yasujirō Ozu (1962)

Parce que le cinéma n’est pas toujours synonyme de bruit ou de fureur, il est parfois de bon ton de revenir à l’essentiel et de poser les yeux à l’endroit du cœur. Floraison printanière oblige, Œil pour Œil est de retour sur Index Grafik avec deux poèmes filmiques à la dimension toute spirituelle : Paterson et Le Goût du Saké.

« Le monde entier dans une image, je me souviens d’un tableau, japonais sans doute, et qui emplit mon regard. »

C’est par ses mots que le poète Williams Carlos Williams ouvre l’horizon de son recueil le plus intime, Paterson. Et c’est probablement dans ces derniers que Jim Jarmusch a puisé la matière première de son douzième film. Paterson donc, nous présente un fragment de la vie quotidienne de Paterson (Adam Driver), chauffeur de bus et poète dans la ville de Paterson. Ça ne s’invente pas. Ça se rêve, au mieux. Et comme toutes les œuvres du cinéaste américain, Paterson est avant tout un film d’espace. Espace entre les événements et les interactions qui les composent, structuré de manière linéaire et chapitré sur sept jours, formant un canevas narratif d’une simplicité minérale. Espace physique aussi, cadencé par les artères de la petite bourgade industrielle où déambule lentement le personnage, à l’image de ceux de Mystery Train, tourné 25 ans plus tôt. Espace rêvé surtout, mis en forme par un élégant dispositif de retranscription mêlant texte à l’écran et scansion douce, le tout magnifiquement porté par la voix grave et affecté de Driver.

Paterson se réveille à la même heure tous les jours, embrasse sa femme Laura, marche vers le dépôt de l’autobus, s’arrête parfois devant les Great Falls pour s’asseoir et écrire. Alors qu’il attend le signal de son superviseur pour commencer sa tournée, il sort son cahier, griffonne quelques vers. Dans le bus, il écoute les différentes conversations, observe les passants et leurs particularités d’un regard attentif ou amusé. Le soir après le dîner, il promène son petit bouledogue jusqu’au pub du coin où il se pose pour boire un verre en compagnie de quelques âmes en peine. Paterson est un personnage potentiellement lié à une routine engourdissante, mais c’est dans cette dernière que son art peut s’épanouir. La jolie mécanique de bis repetita mise en place par Jarmusch donne le tempo du métrage, permettant au spectateur de respirer pleinement. Car tout dans Paterson est structuré pour évoquer le rythme poétique. Les silences ne sont pas prolongés, les conclusions jamais brusques, les temps morts deviennent de simples moments suspendus par les mots qui se reçoivent comme de petites récompenses.

Ces poèmes, composés de vers libres de Ron Padgett, sont autant de points d’entrée sur la suggestivité du personnage que de détours visant à ponctuer, déplacer et rompre la narration. Jarmusch suit son propre courant pour créer son poème cinématographique, réaliste certes mais avant tout fondé “sur des choses et non sur des idées”, une combinaison particulière de désinvolture et de discernement aigu sur toutes les aspérités de son œuvre. Ni naturaliste ni symboliste, le film se veut plutôt un travail d’anthropologue, paramétrant une série de rituels visant à évoquer la texture de la vie ordinaire. Une vraie proposition de cinéma, élégante et limpide, comme le cinéaste n’en avait plus offert depuis Ghost Dog, son autre chef-d’œuvre zen. De ce dernier, Paterson renouvelle d’ailleurs plus que de simples motifs. Il en prolonge l’essence humaniste, le calme impérieux, la peinture urbaine et le goût de l’épure. Le samouraï et le poète sont deux figures parallèles avec le même désir de transcendance, la même attitude flottante à la fois hors du monde et en plein centre. En décrivant les rituels quotidiens de Paterson, Jarmusch évoque quelque-chose d’essentiel sur le geste poétique, l’idée de balance entre l’observation et le passage à l’art, l’absolu maintien de la sphère intime et l’indispensable ouverture sur le monde. Jamais film n’avait capturé le monde intérieur d’un artiste avec une telle délicatesse.

De délicatesse, il est en toujours absolument question dans le cinéma de Yasujirō Ozu, dont Paterson puise allègrement sa sève. A partir de la fin des années 1940, tous les films du cinéaste japonais se muent en drames domestiques composés d’intrigues liées aux relations parents-enfants. De purs objets de surface, placides et opaques, finement ciselés et composés de conversations discrètes dont l’accumulation emballe souvent le récit et le font se heurter à la fatalité de la situation finale. Ce constat, valable pour des pépites comme Fleurs d’Equinoxe ou Printemps Tardif,  s’applique indubitablement au dernier film du maître, Le Goût du Saké. A certains égards, le métrage est une sorte de revers à son plus grand succès, Voyage à Tokyo, chef d’œuvre consensuel dans lequel un couple de retraités est laissé de côté par leurs enfants, partis à la ville. Shuhei Hirayama (Chishū Ryū), veuf d’un certain âge, prend un jour conscience qu’il profite un peu trop de sa fille unique Michiko (Shima Iwashita) qui à atteint l’âge de se marier mais n’y montre aucun intérêt parce qu’elle se sent obligé de prendre soin de lui. Ozu juxtapose cette lente révélation intime à diverses intrigues indirectement liées, qui offrent de magnifiques moments flottants. C’est les ennuis financiers du fils aîné de Hirayama, Koichi (Keiji Sada) qui se dispute avec son épouse sur l’achat d’un lot de clubs de golf ou la série de beuveries entre le vieil homme et ses anciens camarades de classe. Comme dans beaucoup de films d’Ozu, l’aspect archaïque et rigoureux des traditions finit par s’effacer au profit d’une coloration plus poétique.

“La vie n’est-elle pas décevante ?” demande avec un sourire l’un des personnages de Voyage à Tokyo. La même conclusion se dessine en creux dans Le Goût du Saké. Si les compromis abondent, les actes de générosité sont porteur de lourds tribus et les êtres ont souvent beaucoup de mal à se comprendre. Dans la scène la plus emblématique du film, Hirayama et Koichi discutent de la situation de Michiko sans se rendre compte que cette dernière pleure dans une autre pièce. La caméra d’Ozu capte les émotions avec minutie, dans un élégant mouvement de balancier, sans jamais chercher l’instant cathartique. Pas de cri, pas de déchirement, juste une tristesse perçante qui fait irruption. Les sentiments ne sont pas frontalement révélés, ils se dévoilent peu à peu, aidés par le caractère très authentique des interactions (les acteurs se connaissent tous très bien, ayant beaucoup tournés ensemble chez Ozu).

Ce qui fait la grande force de ce sommet du gendaigeki (littéralement “théâtre contemporain”), c’est qu’il s’attache constamment à remettre la beauté de l’ordinaire au centre de tout. L’ouverture sur les cheminées rouges et blanches de l’usine ou Hirayama a travaillé toute sa vie répond aux nombreux plans vides insérés un peu partout dans le métrage. Ils correspondent au désir du personnage de rester humblement ancré dans le passé, d’ignorer l’impermanence des choses, de garder sa fille près de lui, “par égoïsme”. Ozu cherche dans l’épure formelle et les variations affectives un retour à l’essentiel délesté de toute morale. Ainsi, chaque chose est vouée à être défini par une autre. Chaque être existe pour un autre. Le plan final, sublime, où Hirayama accepte sa solitude touche en cela à l’universel.

« J’ai pris la rivière qui suivait son cours jusqu’à la mer; tout ce que j’avais à faire était de le suivre et j’avais un poème. » 

Comme avec Le Goût du Saké, Paterson nous présente un monde vivant niché au cœur d’un no man’s land industriel. Pour procurer un sentiment de simplicité au spectateur, en corrélation avec la vision de la vie qu’il propose, les espaces sont dépeints par le biais de plans fixes, notamment au niveau des intérieurs. A l’instar d’Ozu, Jarmusch contraste ses environnements comme autant de fragments visuels figés mais voués à la transformation. Tous les plans de couloir, de pièce, de chambre, de bar, semblent presque parasités par ceux qui les peuplent et les font évoluer. L’aspect le plus évident de cette démarche réside dans la relation qu’entretient Paterson avec son épouse Laura (sublime Golshifteh Farahani), jeune femme fantasque à la créativité débordante. Son obsession à transformer chaque parcelle de leur intérieur en nuances monochromes (objets, vêtements, nourriture ) renvoie à ce que Gilles Deleuze appelait l’image-temps. Dans cette banalité du quotidien, les “situations optiques pures” viennent remplacer l’image-action et découvrent des “liaisons d’un nouveau type, qui ne sont plus sensori-motrices, mais qui mettent les sens dans un rapport direct avec le temps et la pensée.” Selon lui, l’œuvre de Yasujirō Ozu dans son ensemble “réussit à rendre visibles et sonores le temps et la pensée” et c’est précisément cette altérité que Jarmusch reproduit dans Paterson.

Autre motif significatif présent tout au long du film, celui de la gémellité. Au fil de la semaine, Paterson ne cesse de voir de jumeaux partout : deux hommes âgés assis sur un banc, deux jeunes filles dans le bus, deux hommes dans un bar. Si la figure du double renvoie à tout et son contraire dans les mythologies humaines (présage de mort ou de chance), elle prend ici une dimension de trope purement poétique, sorte d’insertion visuelle et mentale qui n’oublie jamais d’être un peu ironique. Il faut revoir la très belle scène où Paterson parle avec la jeune fille qui finit par partager un poème avec lui avant de s’en aller en compagnie de sa sœur… jumelle. Parce qu’il se rêve en double de Williams Carlos Williams, maître d’un langage poétique clair et d’une description précise des images, il en devient la manifestation vivante de son art, une allégorie concrète faisant l’expérience du monde qu’il dépeint.

Edmund Husserl, père de la phénoménologie, prônait “un retour aux choses elles-mêmes”, d’aller à la rencontre du monde en observant les sentiments qu’il suscite en nous. C’est précisément ce qu’incarne Paterson et ce qui est disséminé un peu partout chez Ozu : voir le monde d’une autre manière, le transformer en images, mieux appréhender la nature des choses et des êtres pour acquérir les outils nécessaires à une vie meilleure. La scène finale, où Paterson rencontre un poète japonais, peut en cela s’interpréter comme une pure manifestation de la convergence des regards : reprendre racine dans le monde après la perte d’un carnet secret ou d’un être aimé, enlacer les choses avec étonnement et légèreté, réapprendre à ressentir, observer et comprendre que l’acte de compassion est synonyme de reconnaissance.

Paterson de Jim Jarmusch (2016)
Avec Adam Driver, Golshifteh Faharani, Barry Shabaka Henley.

Le Goût du Saké, de  Yasujirō Ozu (1962)
Avec Chishū Ryū, Shima Iwashita, Keiji Sada.

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