En couverture : Crimson Peak de Guillermo Del Toro (2015) / Les Innocents de Jack Clayton (1961)
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Salut à toi, arpenteur des cimes graphiques qui a élu domicile sur le versant caché de la montagne ! Œil pour Œil est de retour sur Index Grafik pour te conter fleurette et proposer à tes mirettes de quoi passer l’hiver. Pour ce deuxième numéro, un duel à la bougie entre deux grands films gothiques : Crimson Peak et les Innocents.
Ce qu’il y a d’intéressant à analyser l’œuvre en expansion -mais déjà bien fournie – de Guillermo Del Toro, c’est que l’on peut immédiatement y déceler un art absolument unique du compromis. Faisant feu de tout bois, le cinéaste mexicain démontre depuis le début de sa carrière une volonté de traiter des histoires simples et accessibles avec une ambition visuelle et thématique d’une richesse sans cesse renouvelée. Qu’ils soient issus de la littérature (L’Echine du Diable) de la bande dessinée (Hellboy, Blade 2), du folklore traditionnel (Le Labyrinthe de Pan), de l’animation (Pacific Rim) et bien entendu du cinéma, les films de Del Toro l’inscrivent sans conteste dans la lignée des grands formalistes hollywoodiens, portés par une recherche esthétique constante au service du grand public. Crimson Peak, son dernier opus en date, ne déroge pas à la règle.
Ce qui frappe d’entrée de jeu à la découverte de ce fatras gothique, c’est le soin tout particulier apporté aux images. Les aplats de couleurs vives, rappelant les grandes heures du Dario Argento des Trois Mères, sont soigneusement distillés en fonction de la tonalité des scènes, enrobant le métrage dans une atmosphère picturale au cachet unique. A cet effort de guerre s’ajoute la splendeur des décors et costumes, travaux d’orfèvres qui donnent la sensation d’une réhabilitation des fonctions matérielles que l’on croyait perdues pour un cinéma mainstream de plus en plus noyé dans l’océan des matières numériques. De par cette cinégénie singulière, Crimson Peak se présente comme un film de fiston avec la volonté farouche de faire tout comme papa, ne rechignant pas plier le genou face aux classiques tout en traçant un sillon singulier dans le paysage balisé du tout-venant hollywoodien.
Cette démarche, souvent qualifiée par certains critiques comme celle d’un super auteur renvoient indéniablement à un autre fossoyeur du fantastique, Tim Burton. Si la comparaison est on ne peut plus légitime, il apparaît comme évident d’opposer la vivacité actuelle du cinéma de Del Toro, sorte de cousin latino rêveur et couillu, à celle du chevelu de Burbank qui se perd depuis presque 15 ans dans des projets au choix casse-gueule (Sweeney Todd, Dark Shadows), fadasses (Big Eyes), voire carrément putassiers (Alice au Pays des Merveilles). 15 ans justement, c’est la période qui sépare ce Crimson Peak du dernier chef-d’œuvre de Burton, Sleepy Hollow. Et comme le monde est quand-même bien fait, il est possible de relier les deux métrages sous une seule et même bannière : l’héritage de la Hammer.
A l’évidence, c’est tout un pan du cinéma de genre que ressuscite le film avec en ligne de mire les grands classiques de l’horreur gothique où Terrence Fisher mettait en boite les Peter Cushing, Vincent Price et Christopher Lee à grands coups d’intrigues fantasmagorique et de manoirs en carton-pâte (Frankenstein s’est Échappé, Le Cauchemar de Dracula, parmi les plus célèbres). C’est précisément dans le sillage de ces productions que jaillira l’un des plus beaux joyau du fantastique : Les Innocents de Jack Clayton. Adapté d’un grand classique de la littérature américaine (Le Tour d’Ecrou d’Henry James), scénarisé par un auteur en feu (Truman Capote, entre deux chapitres du futur De Sang Froid), shooté par le meilleur chef opérateur de l’époque (Freddie Francis) et mis en scène par un Clayton libéré des contraintes que lui imposait la Hammer, Les Innocents débarque en 1961 avec un pedigree à réveiller les morts.
Le métrage nous présente l’histoire de Miss Giddens (Deborah Kerr) gouvernante engagée pour s’occuper de Miles et Flora, deux orphelins occupant le manoir surplombant l’immense domaine de Bly. Au gré des manifestations étranges qui jaillissent peu à peu dans son quotidien, elle se persuade que les enfants sont possédés par un couple de précepteurs récemment décédés. Tout l’enjeu du film réside dans l’ambiguïté du comportement de Miles et Flora vis-à-vis de la gouvernante : est-ce que les inquiétantes visions dont elle est victime peuvent être étayées par une explication rationnelle (manipulation, folie) ou bien sont-elles de pures manifestations surnaturelles censées élargir sa zone de trouble ? Respectant à la lettre les principes établis par Tzvetan Todorov sur sa définition du Fantastique, Clayton préfère distiller les indices plutôt que de trancher pleinement. Et c’est précisément dans ces petits interstices que réside le caractère extraordinairement subversif du film. L’évidente frustration sexuelle de Giddens, personnage tout entier baigné dans la morale judéo-chrétienne propre au contexte victorien, agit comme un catalyseur qui empêche constamment une lecture unilatérale de l’intrigue. L’étrange relation qu’elle noue avec Miles, aboutissant à une scène de baiser complètement WTF, énonce clairement un sous texte sur la pédophilie incroyablement culotté pour l’époque. Cette notion de corruption d’un monde d’apparat à la morale vacillante est l’illustration parfaite de l’audace dont est capable le fantastique littéraire, tendance hérétique.
Selon les dires de Del Toro, Les Innocents était constamment dans un coin de sa tête durant le tournage de Crimson Peak. Force est de reconnaître qu’en plus de l’audace du propos, la beauté plastique du film de Clayton impose le respect. Le noir et blanc majestueux de Freddie Francis, légende hollywoodienne ayant par la suite œuvré chez David Lynch (Elephant Man, Dune, Une Histoire Vraie), fait montre d’un art du contraste assez sidérant. La manière qu’a le film de traiter la progression des apparitions spectrales est par ailleurs un modèle du genre. Parmi bon nombre de trouvailles esthétiques, l’ouverture au noir souligné par la faussement innocente ritournelle « O Willian Waler » deviendra LE motif du film, objectivé par la boite à musique de Giddens, cristallisant à elle seule le secret de l’expression des défunts par-delà leurs tombes. Même si les fantômes de Crimson Peak sont présentés de manière plus frontale, prenant la forme d’esprits décharnés et évanescents de couleurs vives, les péripéties du film de Del Toro interviennent dans une même logique de connexion fétichiste entre l’objet et l’esprit des morts. C’est toute la fonction du jeu de clés dérobé par Edith (Mia Wasikowska) dans la seconde partie du film et qui finira par ouvrir l’espace interdit, révélant à la jeune femme à la fois passé, présent et futur. Ces artefacts à hautes valeurs symboliques justifiant tour à tour des éléments d’intrigues permettent des diriger l’univers des deux films vers une étrangeté commune.
Un autre motif se révèle porteur de sens dans la dernier tiers de Crimson Peak : le mariage entre la blancheur immaculée du domaine enneigé et celle de l’argile qui repose au sous-sol. Quand arrivent les révélations sur les projets du couple Sharpe (impeccables Tom Hiddlestone et Jessica Chastain), à la fois fratrie dysfonctionnelle et amants incestueux, la blancheur se pare d’un rouge vif qui jaillit de tout coté dans une explosion poétique brillante et très premier degré. Dès lors, il n’est pas interdit d’effectuer un parallèle entre la situation des Sharpe, frères et sœurs à l’humanité bafouée, isolés du reste du monde dans leur gigantesque manoir sans vie, à celle des enfants Bly, créatures insatiables qui semblent manier l’art du double jeu avec un degré de perversion assez inouï. Cette idée de miroir inversé tendu entre chaque personnage ferait du film de Del Toro une continuation fantasmée de celui de Clayton, sorte de passerelle reliant deux points cardinaux du cinéma de genre partageants une même intention cachée : celle de manier le symbolisme pour inquiéter un peu, émerveiller surtout.
Crimson Peak, de Guillermo Del Toro (2015).
Avec Mia Wasikowska, Tom Hiddleston, Jessica Chastain.
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Les Innocents, de Jack Clayton (1961).
Avec Deborah Kerr, Michael Redgrave, Megs Jenkins.
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