La fonderie Bretagne

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Photographies de l’article © Lucas Le Bihan | Bretagne

 

Lucas Le Bihan, est un jeune créateur de caractères français diplômé de l’école Estienne en Juin 2016, vous aurez peut être déjà croisé son travail par le biais d’It’s Nice that ou sur us blah + me blah. Mais tout récemment Lucas a décidé de fonder sa propre fonderie de caractères typographique baptisée Bretagne.

Hello Lucas, comment ça va ?
Très bien.

Peux-tu rappeler ton parcours ?
J’ai grandi en Bretagne, à Rennes. Après mon Bac (Scientifique), j’avais envie de changer d’air et à l’époque, je m’intéressais pas mal à l’architecture navale. Je me suis donc retrouvé à Quimper pour faire une mise à niveau en arts appliqués. Là, je me suis rendu compte que le graphisme me convenait plus que l’architecture et je suis monté à Paris pour faire un BTS en design graphique. Pendant ces deux années à Estienne j’ai été un peu frustré par l’enseignement, je le trouvais trop généraliste, on touchait un peu à tout et ça me convenait pas. J’avais envie d’apprendre un savoir faire, un truc concret quoi. La typographie me paraissait correspondre à cela.

Comment en es-tu arrivé à la conception de caractères ?
Quand, à la fin du BTS, j’ai commencé à me tourner vers la typographie, on m’a expliqué qu’il y avait un DSAA spécialisé dans l’École. J’ai postulé en espérant apprendre quelque chose de tangible, un truc manuel, une technique quoi. Moi, j’ai grandi entouré par des artisans. Le fait de se consacrer à une activité et de pouvoir revendiquer une compétence particulière compte beaucoup pour moi.

L’enseignement de Franck Jalleau & Michel Derre a-t-il eu une importance particulière dans ton apprentissage du caractère ?
Je pense que Franck et Michel sont tous les deux de très bon artisans, je sais pas s’ils aimeraient cette définition… Mais ils t’apprennent vraiment une technique, leur technique. Sans être dogmatiques ni émettre de jugements esthétiques. Michel par exemple, en te forçant à ne pas te concentrer sur la lettre mais plutôt sur des mots, des phrases, t’apprend vraiment à considérer le gris de texte, sa texture… Franck, lui, t’apprend plus à discerner les « points forts » dans tes ébauches, à les systématiser, pour faire de ta fonte un ensemble de signes cohérents. Ce sont des choses que j’ai gardé.

Pourquoi avoir choisi “Bretagne” comme nom pour la fonderie ?
C’est venu naturellement et c’est souvent bon signe.
J’ai commencé à réfléchir au projet de fonderie à la sortie du DSAA. C’est une période un peu trouble, je n’étais pas sûr de ce que je voulais faire. Avec James on avait déjà commencé à monter Dreams Office, mais je manquais encore d’assurance pour me lancer là dedans à temps plein. Du coup le truc un peu fixe, le point repère que j’avais c’était là ou j’ai grandi, la Bretagne. Je pense que le nom est venu de là. Il faut savoir aussi que Michel n’a pas arrêté de m’appeler « le marin » pendant le DSAA, ça a joué aussi.

Aujourd’hui ta fonderie propose essentiellement des caractères typographiques que tu as personnellement dessiné, projettes-tu d’élargir le catalogue de ta fonderie avec des productions d’autres dessinateurs de caractères ?  Serais-tu prêt à travailler avec des personnes qui te confierais un concept de fonte que tu développerais ?
Pour l’instant non. Bretagne n’est pas une fonderie « professionnelle », c’est plutôt un portfolio de mes projets de dessins de caractères. « Type foundry » c’est un peu du marketing.

As-tu une fonderie ou un dessinateur de caractères en référence ? Pourquoi ?
Sacrée question, j’en ai pleins. Mais ceux qui influencent vraiment mon travail sont plutôt des gens qui sont venus à la typographie « par hasard ». Je pense notamment à Donald Knuth, ou Raphaël Bastide. Ce ne sont pas des typographes de métier et de ce fait leur approche est, à mon sens, honnête et radicale.

Comment vois-tu la scène typographique française aujourd’hui ?
Je trouve qu’elle est très dynamique, c’est peut-être parce que j’ai un pied dedans que je dis ça. Quand je vois les gens de ma promotion, ceux qui sortent des autres écoles…  de plus en plus de graphistes s’intéressent au dessin de caractère. Ça ramène la pratique du design graphique vers quelque chose de plus « appliqué », c’est bien.

Pourquoi avoir entrepris la conception d’une fonderie alors que le secteur de la création typographique n’est pas en reste ces dernières années ?
Effectivement, c’est une question que je me suis posé et que je continue de me poser. Surtout que je suis tout juste diplômé donc je n’ai pas encore la légitimité de certains dessinateurs de caractères plus « installés ». Je pense que je pourrais évacuer le problème en te disant qu’il y a toujours un besoin de renouvellement des formes graphiques, et que les graphistes sont toujours à l’affut de nouveaux caractères.

Peux-tu nous détailler davantage le processus de l’un de tes caractères présent sur la fonderie ? 
Je vais te parler un peu du Sporting Grotesque. J’ai commencé son dessin à l’été 2015. À ce moment, je filais un coup de main à Raphael Bastide pour redessiner et finir Avara et on discutait beaucoup à ce moment des enjeux du libre de droit et des possibilités offertes par la licence OFL. Ce qui m’a intéressé notamment c’est la possibilité de sortir des caractères typographiques « pas fini » pour qu’ils soient testés dès les premiers stades de production par le public; le fameux « release early, release often ». C’est quelque chose qui est tout à fait accepté et même encouragé par la communauté du libre de droit. C’est évidemment compliqué de faire ça pour une license commerciale.

J’ai donc conçu le Sporting Grotesque comme une sorte de cahier de brouillon. Un caractère dans lequel je testerai les formes que j’ai en tête et que je mettrai à jour régulièrement. J’avais quand même une référence de base pour le dessin (la Amerikanische Grotesk de Bauerschen Giesserei) mais j’ai pris beaucoup de liberté. En fait je l’ai vraiment conçue comme une équipe de foot. Tu vois, bien que les joueurs changent chaque année, l’équipe garde son nom. Et bien c’est pareil pour le Sporting Grotesque, les lettres se transforment tout le temps mais il continue de s’appeler Sporting Grotesque.

La première version sortie en Janvier 2016 a été pas mal employée (identité du Fanzines Festival 2016, Catalogue de l’exposition Plan B etc.). Ça m’a permis de me rendre compte de ce qui marchait et de ce qui ne marchait pas. Avec ces observations, j’ai fait une première mise à jour de la fonte pendant l’été pour y incorporer des nouvelles idées et surtout améliorer son dessin. Cette v2 commence à être pas mal utilisée à son tour (Crack magazine, le Catalogue de l’exposition Stammisch, etc.) et j’ai déjà repéré les trucs que je voulais changer ou rajouter. C’est un peu du temps réel finalement, je change la forme de quelques lettres, je les vois utilisées, je juge de l’apport de ces corrections… c’est très grisant. J’ai eu aussi quelques cas intéressant d’affiches qui mélangeaient les deux versions du Sporting Grotesque (Fanzine Festival) c’est très drôle à voir. Tu te dis que finalement tes changements ne sont peut-être pas si visibles que ça !

As-tu des attentes particulières sur la distribution de tes caractères ? Le Sporting Grotesque a pas mal voyagé dernièrement, comment vois-tu ces différentes utilisations ?
Ce que j’avais beaucoup apprécié avec le Sporting Grotesque c’est que : sa licence l’a rendu accessible à tout un tas de gens qui n’investissent pas d’habitude dans un caractère. Donc il a beaucoup navigué, même en dehors des cercles du graphisme professionnel. J’espère pouvoir prolonger cela avec Bretagne. La typographie est une question d’experts mais elle doit pouvoir sortir du cercle des connaisseurs pour toucher un public plus large.

Dans quoi trouves-tu tes inspirations pour entamer la conception d’un caractère ?
La sensibilité et la contrainte. Il y a souvent des impressions que je cherche à reproduire : un gris de texte, une texture, une dynamique… Mais j’aime aussi le jeux de la contrainte, qui consiste à trouver une méthode qui va me conduire à des résultats inouïs.

Plus calligraphie ou dessins d’esquisses ?
Ca dépend du stade auquel j’en suis : pour la conception la calligraphie m’aide beaucoup. En me plaçant à l’échelle de la phrase je trouve un rythme, une texture… Quand il s’agit de développer le caractère c’est different, je préfère dessiner, c’est plus rapide et ça me permet déjà de penser le positionnement des points sur Fontlab.

Qu’est ce qu’il y a de prévu pour la suite ?
Avec James Briandt, photographe et artiste numérique, on va lancer notre studio : Dreams office. C’est là dessus que je me concentre pour l’instant. On va monter une exposition en Avril et on a quelques autres projets qui seront annoncés très bientôt ! Et puis avec les copains du DSAA, on travaille sur une revue qui devrait voir le jour au printemps. J’en dis pas plus mais ça va être chouette.

Hâte de voir ça, une salutation particulière ?
La famille et la Bretagne.