Variations formelles de l’esperluette

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À l’occasion de son mémoire de fin d’études à l’Ensad de Paris, Émilie Rigaud avais traduit et enrichie le texte allemand de Jan Tschichold décrivant l’évolution de l’esperluette publié à l’origine en 1953. Voici un aperçu de cette traduction qu’elle met à disposition sur son site.

« &, lu “ET”, vient du latin et signifie “et”. Les nombreuses formes de ce signe sont des ligatures d’un genre bien particulier. L’esperluette est la fusion intime de caractères par laquelle soit la partie d’une lettre se prolonge dans la partie d’une autre lettre, soit les deux parties se fondent en un seul morceau.

1. Époque romaine : avant 400

L’histoire de l’esperluette est presque aussi vieille que celle de l’écriture romaine. Certes on ne trouve pas d’esperluette dans les inscriptions archaïques des romains ni dans leurs écritures majuscules monumentales. Mais à partir de 79 ap. J.-C., on rencontre, dans les graffiti muraux, des inscriptions rapidement gravées de la ligature “et” que l’on peut considérer comme l’ancêtre du clan des esperluettes. Dans la figure 1, il s’agit juste de la barre médiane du E qui vient rencontrer le trait vertical du T, mais déjà la figure 2, datée de 131 ap. J.-C., extraite d’une cursive romaine archaïque et abrégée d’un trait seulement, est une esperluette qui correspond pleinement à notre définition de ce signe. La barre médiane du E représente en même temps la barre transversale du T. Ces deux premières figures restent très simples. La figure 3, du milieu du IVe siècle ap. J.-C. et tirée d’une cursive romaine plus récente, est pleine d’élan. Extraite du même type d’écriture, la figure 4 présente une variante du T qui annonce la forme onciale ronde plus tardive. La figure 5 est la même forme, mais tracée à une vitesse très rapide.

Les exemples 1 à A3 d’esperluettes de l’époque romaine présentés ici appartiennent au type de la cursive romaine, écriture rapide employée pour les documents de la vie courante, où les lettres sont liées et de hauteurs inégales. Elle dérive de la capitale monumentale vers le IIe ou IIIe siècle av. J.-C.; les formes se sont assouplies, transformant les angles droits en courbes. Les figures 1 et 2 appartiennent au type primitif qui présente un aspect capitalisé, tandis que les figures 3, A1, 4 et 5 représentent la véritable cursive minuscule du IVe siècle. À la même époque, on trouve également la capitale quadrata et l’écriture rustica, mais de par leur caractère posé, les ligatures y sont moins évidentes et restent plus sages, comme dans les exemples A4 et A5.

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1 : Graffiti de Pompéi, 79 ap. J.-C.
2 : Cursive romaine ancienne, calame, 131 ap. J.-C.
3 : Cursive romaine récente, milieu du IVe siècle ap. J.-C.
A1 : Cursive romaine récente, papyrus du début du IVe siècle ap. J.-C.
4 : Cursive romaine récente, autour de 346 ap. J.-C.
5 : Cursive romaine récente, 344 ap. J.-C.
A2, A3 : Lettre sur papyrus, Égypte, entre 317 et 324 ap. J.-C., cursive romaine deuxième époque
A4 : Inscription romaine, Cologne, IIe ou IIIe siècle ap. J.-C.
A5 : Inscription sur pierre tombale, Trèves, IVe ou Ve siècle ap. J.-C.

 

2. Époque de l’écriture onciale : 350 – 900

L’onciale du quatrième siècle est une écriture capitale dérivée de la majuscule cursive romaine. Dans un contexte historique instable, alors que l’Église catholique se développe et qu’elle doit résister aux invasions barbares, l’écriture onciale des monastères se veut garante de la connaissance et de la culture classique. Elle est formellement liée à l’architecture romane, les lettres sont rondes et arquées.

La figure 6, extraite d’une écriture faite au calame au début du VIe siècle, n’est rien d’autre qu’une forme stabilisée des figures 3 et 5; le E a été simplifié, la liaison de la traverse du T avec la courbe inférieure se prolongeant dans la barre médiane du E est distendue. Le T est formé d’une manière particulière, il est à peine ébauché et sert seulement à fermer la forme générale du signe. On reconnaît la forme originelle du T dans la figure 7 où il est complètement séparé du E. Mais les figures 8 et 9, prélevées dans des manuscrits celtiques anglo-saxons, montrent bien où nous avons à chercher le T. Dans ces exemples, la forme onciale du T est à nouveau complètement dessinée. Le Livre de Kells, qui est écrit dans une semi-onciale anglo-saxonne, peut-être la plus belle écriture calligraphique d’Occident, contient les plus fantastiques et les plus nombreuses variantes de l’esperluette. Malheureusement, celles-ci se dérobent au regard au profit des illustrations, non seulement parce que les esperluettes n’existent que rarement pour elles-mêmes, mais aussi parce que les plus belles d’entre elles sont regardées comme de magnifiques ornements riches en couleurs. L’esperluette est seulement une ligature parmi de nombreuses autres que l’on rencontre dans les manuscrits anglo-saxons. La figure 10 est la ligature “eg” et provient du même manuscrit que la figure 6. Les figures 11 et 12 montrent la forme 6 dans une graphie plus rapide. La semi-onciale consiste en une écriture minuscule avec des capitales onciales ou rustica. Elle ne provient pas de l’onciale, mais partage avec elle une origine commune, l’écriture romaine dite d’Épitome. Elle comporte beaucoup de ligatures, en particulier avec la lettre “e”. Les missionnaires introduisent la semi-onciale en Irlande au milieu du Ve siècle; le Livre de Kells en est l’exemple le plus somptueux.
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6 : Manuscrit (Saint Hilaire), avant 509
7 : Manuscrit (Saint Maxime), VIIe siècle
8 : Tirée du Livre de Kells, VIIe siècle
B1 : Extraite du livre de Durham
B2, B3 : Livre de Kells, VIIe siècle
9 : Évangéliaire anglo-saxon, VIIIe siècle
10 : Ligature « eg » extraite d’un manuscrit (Saint Hilaire), avant 509
11, 12 : Anglo-saxonnes, VIIe et VIIIe siècles

 

3. Époque mérovingienne : 450 – 750

La figure 13, la plus ancienne esperluette à ma connaissance sous la forme qui nous est familière, provient d’un manuscrit mérovingien du huitième siècle. Le T est complètement déformé; on pourrait penser que le signe se compose d’un E et d’un T qui se tiendrait sur la tête. Je ne peux pas valider cette interprétation. Il faut considérer le crochet courbé vers le haut qui ferme la forme comme la barre transversale du T, et la barre qui fuit vers la droite comme le vestige du fût arqué d’un T oncial. Les figures 14, 16 et 17 sont des curiosités mérovingiennes. Mais la figure 15 apparaît dans le même manuscrit que la figure 14. La tête en forme de « o » est dessinée de façon indépendante dans la figure 15 comme dans la figure 13; cela reste la règle jusqu’à la fin du Moyen-Âge. La figure 22 donne l’impression que le T a été tourné et retourné, à vérifier; cette forme est une exception. Les figures 20 et 21 prouvent à nouveau que l’origine de ces formes sont les figures 8 et 9 […] »

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13 : Manuscrit mérovingien, VIIIe siècle
14, 15, C1 : Écriture mérovingienne, Lectionnaire de Luxeuil, fin du VIIe siècle
C2 : Écriture mérovingienne, manuscrit de Grégoire de Tours, VIIe siècle
16, 17 : Psaultier de Corbie, VIIIe siècle
18 : Manuscrit mérovingien, VIIIe siècle

 

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