De la signalétique à l’emblématique  – Twining de Charles Loupot 

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De la signalétique à l’emblématique : Twining de Charles Loupot
Pierre Fresnault-Deruelle / Protée, vol. 35, n° 1, 2007, p. 87-92.
Images : © Succession Charles Loupot.

“L’ÉPAISSEUR” DES IMAGES

« Une image donnée n’est jamais que la énième version d’un iconogramme auquel on la peut rattacher. C’est toujours, en vérité, une image d’image. Cela signifie qu’une image n’a de “vertu évocante” qu’à proportion de sa “vertu révocante”. Précisons qu’exception faite du cas particulier constitué par les représentations “citationnelles” ou parodiques, une image fonctionne d’autant mieux qu’elle refoule d’autres images – sœurs ou cousines– qui l’informent en secret. Or, c’est ce secret-là qu’il nous faut lever si nous voulons lire tel portrait, tel dessin d’humour, telle photographie de presse, etc., étant entendu que ce qu’on appelle “lecture” suppose de la part du lecteur, outre une capacité combinatoire, une certaine compétence systémique (ou paradigmatique) – bref, une certaine “conscience intertextuelle”. En somme, et pour originale qu’elle soit, une image est toujours à la croisée de formes migrantes, stabilisées à l’occasion par un peintre, un graphiste ou un photographe. Offerte au lecteur, l’image donne donc à ce dernier l’opportunité d’apprécier l’esprit d’à-propos qu’elle recèle, c’est-à-dire la façon dont elle prend sa place dans le texte de la culture.

LA LETTRE ARCHITECTURÉE

Ces considérations faites, fixons-nous sur l’affiche fameuse de Loupot intitulée Twining. Cette affiche se retrouve dans toutes les anthologies consacrées aux grands affichistes. Essayons d’expliciter les raisons qui font de ce placard un artefact exemplaire. On sait que les recherches en typographie suscitent depuis des siècles nombre de traités où les lettres, architecturées, sont accompagnées de protocoles de construction, parfois fort savants. Si le lettrage de la réclame Twining, empiriquement établi, ne ressortit pas aux strictes règles de l’art (sauf erreur, ce lettrage n’est extrait d’aucun alphabet déposé), force est d’admettre, toutefois, que les caractères de cette réclame, en particulier le grand T, font de cette affiche-objet (l’objet réduit à son signe) une image édifiante à tous les sens du terme. La “différence de potentiel” instaurée par Loupot entre l’initiale majuscule du mot “Twining” et le dessin de la tasse signifie que quelque chose est expressément outre passé dans l’ordre de la représentation, de sorte que nous éprouvons, fût-ce confusément, le sentiment du gigantesque. Paradoxalement, cet effet est d’autant mieux ressenti que l’affiche est de taille moyenne, ce qui signifie que ledit effet tient plus de l’espace symbolique du placard que de sa surface réelle. Le principe au travail ici est le même – mais inversé – qui voudra que le bébé Benetton expose, dans les années 1980, son «énorme petitesse» sur les douze mètres carrés d’une affiche format métro. Bref, c’est avec un métier consommé que Loupot promeut l’idée même de promotion, qui commande que ses images soient d’abord des magnifications au sens premier du terme: l’affiche Twining est par excellence sémaphorique.

Toute affiche réussie, autant qu’un manifeste convaincant chargé de vanter un objet, un service ou une politique, est au premier chef une démonstration en acte de la vertu du support utilisé. De fait, Twining célèbre d’abord la force rhétorique du dessin de prise en charge. Nous pensons, à cet égard, qu’une performance langagière un tantsoit peu élaborée (formule poétique, trouvaille graphique, etc.) nous entretient quasi nécessairement de «l’intelligence sémiotique» qui l’a permise. Notons, encore, que le T est une forme “surdéterminée” en matière graphique. On veut dire que sa version romaine est l’orthogonalité même et, qu’avec elle, nous avons les dimensions du gabarit rectangulaire où cette lettre est censée s’inscrire. À l’instar du symbole chrétien, centré, sujet de maints retables, le T est au principe même de la surface qu’il comprend et qui le comprend – mutatis mutandis, en 1970, Jean Widmer réinventele T pour saluer une des premières expositions du Centre de Création Industrielle à Paris intitulée “à Table”.

DESCRIPTION, ANALYSE, COMPARAISONS STYLISTIQUES

Au pied de la lettre géante (rouge et brune), une tasse de thé, vue en plongée, se donne à la fois comme objet disposé et comme offrande déposée. L’ordinaire profane se mâtine de “ritualité”. Se voit donc ici associée au signe du réconfort la marque d’un cérémonial. Cela a pour effet d’inviter le lecteur/spectateur à se compter au rang des sectateurs de la high life qui voulait, en 1930, qu’on fût anglophile, partant, qu’on considérât le café comme une boisson trop ordinaire. En ce temps-là, Twining, c’était un peu de la britannicité chic importée en France. Pourtant, c’est d’une publicité pour le café – en vérité, sobre et fort élégante – que procède l’affiche Twining. En effet, un an auparavant (1929), Loupot conçoit un placard pour le Café Martin qui recourt au même signe graphique – chargé de représenter l’olfaction – utilisé pour l’exaltation du thé. Avec l’affiche Twining, Loupot reprend donc la sinusoïdale du café en question au motif précisément qu’elle fait partie du “vocabulaire” plastique des Arts déco. Ajoutons que le rouge orangé du liquide contenu dans la tasse, ton repris en majeur par la partie droite du T, renforce d’autant «l’ascendance» de l’arôme dégagé par ledit thé. On se plaît à imaginer que la vapeur, atteignant le haut de l’affiche, déborde du cadre. Aussi, après avoir infusé, Twining se diffuse-t-il, remplissant l’espace (le nôtre) de sa senteur raffinée. Les volutes qui s’échappent du précieux liquide animent avec grâce la composition. L’époque veut que, des rigueurs géométriques de tel ou tel ensemble ou motif donné, des courbes – certes contraintes – viennent adoucir la possible sécheresse. Évoquons cette tête de femme dessinée, sur un paravent (1931), par l’Américain Donald Deskey, chez qui se devine l’influence du purisme de Le Corbusier ; cette réclame de Jean Carlu, conçue pour l’aquarium de Monaco, placard sur lequel une ondulante murène vient offusquer le poisson plat qui lui donne son assiette ; ou bien encore l’admirable publicité pour les cigarettes Modiano de Berény (1927) où le géométrisme et l’obliquité du dessin se voient “corrigés” par la paradoxale orthogonalité de deux lignes serpentines, dénotant respectivement la consumation du tabac et le rejet, par le fumeur, de la fumée inhalée.

DE LA LETTRE HISTORIÉE À L’IDÉOGRAMME

Ce T géant, aux ailes déployées (on dirait également un totem indien), qui domine de sa masse le mot «Twining», est à la fois l’initiale du nom et l’emblème de la marque. Concernant le principe sémiotique qui a présidé à l’élaboration de ce manifeste, il est évident que Loupot a voulu que le T (té) symbolise ici le thé (Twining). Ce type de figures, remarquable chez les grands affichistes (Cassandre, Colin, Savignac, etc.), est à notre avis une manifestation de ce qu’on nomme la “pensée visuelle”, concept flou dont on perçoit, cependant, qu’il a trait à la manière dont l’image court-circuite la linéarité verbale 4. On fait ici le pari que Loupot, en élaborant son affiche, fut plus à l’écoute de son intuition que de la raison analytique. Quoi qu’il en soit, Loupot, en dessinant ce qui se présente comme un rébus, renoue avec l’idéogrammatisme, dont on sait qu’il fut longtemps confiné sous le boisseau […] »
 

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