Ian Party – Euclide

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« Montée en 2006 par Ian Party et Maxime Büchi, BP Foundry – qui deviendra rapidement Swiss Typefaces – sera rejoint en 2011 par Emmanuel Rey. Ces trois amis de longue date, respectivement baignés dans l’univers de la peinture en lettre, du tatouage ou du graffiti et forts d’un enseignement pointu dans la prestigieuse école d’art cantonale de Lausanne (sous la houlette de François Rappo), n’hésitent pas à digérer leur impressionant bagage historique, technique et théorique pour s’adapter à la réalité contemporaine et expérimenter de nouvelles formes de création typographique de manière toujours plus libre.

Répartis entre Lausanne, New-York et Berlin Swiss Typefaces distille un catalogue restreint mais de haute qualité ainsi que des projets customs de grande envergure pour des institutions comme la ville de Stockholm ou le milieu de la mode: Esquire, Balenciaga, L’Officiel, Vogue ou Thierry Mugler. Sous l’impulsion de Maxime Büchi, l’équipe de swiss typeface a créée et développée le magazine Sang Bleu (6 numéros) autour de l’art, de la photo et du tatouage. Avec des créations de familles (non-conventionnelles) comme le Suisse, le Sang Bleu ou l’Euclid, les 3 Suisses ont clairement marqués de leur empreinte le design international contemporain. Et ce n’est qu’un début… »

– Alex Chavot, cit. In Conversation with Ian Party & Emmanuel Rey (Swiss Typefaces)

 

Entretiens entre Daniel Hättenschwiller / Thomas Petit et Ian Party
extrait de Ligatures, exploration ouverte du champ de la ligature, Mémoire ECAL 2014.

« Avec l’Euclide, tu as dessiné de nombreuses ligatures, peux-tu nous en parler ?

[…] L’Euclide a commencé à partir d’un projet d’Emmanuel Rey, qu’il a fait à l’ECAL, pour lequel il a designé des lettres carrées où par exemple le O et le N sont carrés, quelque chose que l’on voit beaucoup maintenant. Il a fait une affiche avec cette fonte pour son ami photographe Michel Bonvin et en même temps il y a Philipe Egger, qui est maintenant responsable en Master à l’ECAL, qui à l’époque était dans sa classe, qui travaillait sur l’identité visuelle du festival des Urbaines à Lausanne et qui lui a dit “ce serait cool que tu fasse une espèce de Futura, mais que tu mettes des carrés à la place des triangles.” Maintenant ça parait assez évident mais c’était une esthétique qui n’était pas du tout à la mode, ça a été fait en 2006 donc ça fait déjà un petit moment. C’est vraiment partit des carrés et en faisant ça il a été pris dans le jeu et a fait plusieurs sets d’alternates, il y a les “pixels” avec le T et le E qui sont carrés, le tout sur une même graisse; le bold. Ensuite il l’a développé, il s’est dit “tiens je peu aussi faire des formes comme ça”. Il faut savoir que Manu, avant qu’il soit à l’ECAL, faisait du graffiti. Il en fait plus mais il reste très intéressé par ce domaine et il a intégré dans l’Euclide un peu de ces trix de tags, c’est l’époque ou sont arrivés les pixacaos.

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À la même époque j’ai fait une typo pour une fille qui était dans la même classe que Manu, qui faisait son diplôme. C’était quelque chose d’assez dark, gothique et elle m’a dit “j’aimerais bien mettre des runes mais que ça fasse lettres latines quand même.” Je lui ai dit “pourquoi pas mais mélanger des runes avec des lettres géométriques ça passera très bien” et c’est là qu’a été faite la fonte Sang Bleu qui est la première fonte dans le genre qui a des formes géométriques ultralight avec le h en croix par exemple. Ça a été très copié, je pense que si on a créé une tendance avec Maxime Büchi, c’est celle-ci. Quand Manu a décidé de sortir l’Euclide chez Swiss Typefaces il a aussi été influencé par ça, il avait fait son gros travail sur les tags et en même temps il a été inspiré par les vieilles inscriptions grecques comme le O avec le rond au milieu. Les premières typographies grecques qui datent du VIIIe s. av. J.-C. sont des sans serif géométriques et un certain nombre de signes de l’Euclide ont étés pris de ces lettres grecques.

En sortant l’Euclide bold avec ses alternates, on s’est dit qu’on allait aussi lui ajouter un certain nombre de ligatures. À la base ses ligatures n’étaient pas dans l’Euclide, il y en avait quelques unes comme celles du Futura mais très peu. C’est lié à un autre projet que j’ai fait avec Maxime, qui est la fonte pour le magazine Esquire donc l’Euclide telle qu’on la connait aujourd’hui est une fusion de ces deux projets. David McKendrick nous a dit “j’aimerai utiliser une Futura mais j’aimerai que vous lui trouviez un trix un peu marrant.” Alors on a dessiné une fonte géométrique et parallèlement à ça il avait François Porchez qui mettait toutes ces ligatures en avant dans sa communication, il a fait la fonte pour Beyoncé avec plein de ligatures et il y a aussi FontShop qui mettaient la ligature ST de chaque fonte en grand. Nous ça nous faisait rire parce que des ligatures comme ça dans du texte c’est pas très beau, c’est un faux argument commercial. Pour Esquire qui est un magazine de mode on s’est dit qu’on allait faire la fonte avec le plus de ligatures possibles. Il y a des trucs assez marrants comme le UK ou le OK. C’était seulement des majuscules avec des majuscules. Comme il y avait une grande demande pour la fonte Esquire qui est une fonte géométrique avec des ligatures et qu’on allait sortir l’Euclide qui est une fonte géométrique avec des alternates on a décidé de les fusionner.

Pourquoi faire des alternates ou des ligatures ?

D’abord il y a une intention de création mais derrière ces ligatures il y a le nerf de la guerre, c’est du business. Quand tu vends des typos, si tu vends une Futura, une Helvetica et une Times, ça suffit pas, elles existent déjà ces fontes, en fait tu crées jamais vraiment des nouvelles typos, c’est compliqué. Tu peux créer ton truc à ta propre sauce, tu peux créer des familles, il y en a beaucoup qui disent que c’est des nouvelles fontes mais en fait c’est des revivals. Avant je me moquais de Porchez ou de FontShop qui mettent les ligatures en avant mais en fait, le commun des mortels quand il cherche une nouvelle fonte, il cherche les particularités de cette nouvelle fonte. Par exemple de dire “j’ai fait une fonte qui est un peu différente du Times”, comme le Tiempos de Kris Sowersby qui est intéressante, c’est pas très marquant, il faut qu’elle soit d’abord utilisée par certains grands journaux, il faut tout un processus pour que les gens aient envie de l’utiliser. L’autre moyen c’est de faire que chacune de tes familles aient une particularité, un truc qui puisse intéresser le client à l’acheter […]

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Pour nous, l’intérêt des ligatures et des alternates c’est de pouvoir amener une valeur créative ou ajoutée à une typo. Manu aime bien dire qu’avec le New Paris Skyline on repousse les limites, “vous nous avez copiés, bam on remet une nouvelle couche que vous n’attendiez pas”. Ça vient aussi un peu du graffiti, toujours aller à l’étape suivante, surenchérir, c’est assez hip hop comme attitude. C’est comme ça qu’on s’est construit, on est dans une logique de compétition. Si tu discutes avec des artistes qui ont un parcours totalement différent, il n’y a pas du tout ce même enjeu de la compétition, t’entends rarement “qui va faire un meilleur tableau qu’un autre”. Nous c’est dans nos gènes. Style Wars, c’est très important pour nous, on peut pas le masquer. Même si le New Paris n’avait pas besoin de ça, c’est aussi une façon dire “ok, il y a une Didot mais il y a aussi ça”. C’est comment faire ton marketing à l’ère du digital ou du post-digital comme aime dire Philippe Egger, comment faire parler de toi rapidement sur les réseaux sociaux, comment te faire blogger, etc. Parce que te payer une page dans Eye magazine ça coute 20 000 CHF.- et c’est lu par 5 000 personnes tandis qu’être bien commenté sur les blogs c’est des milliers de personnes qui peuvent voir ça, qui retwittent, qui échangent, qui repostent […]

Aujourd’hui, la ligature n’est plus utilisée pour le gain de temps et de place, elle est surtout utilisée pour son rôle esthétique. Qu’en penses-tu ?
Penses-tu qu’on puisse encore dessiner des ligatures pour améliorer la lecture d’un texte ?

Je n’ai jamais aimé les ligatures dans le texte, je pense que pour aider la lecture ça ne marches pas. Le Œ et le Æ ne sont plus des ligatures ils sont considérés comme des lettres à part entière. Je pense que dans la dictée de Bernard Pivot si tu écris cœur sans le Œ c’est considéré comme une faute alors que si tu écris fleure sans faire toucher le F et le L je ne pense pas que ce soit une faute. Des ligatures pour économiser de la place il n’y en a pas tant que ça. Il y en avait avant parce que l’orthographe était volontairement très compliquée, j’ai lu quelques textes mais je ne maîtrise pas ce domaine du rapport entre la linguistique et la graphie. Il y a clairement des passages où il y avait des ligatures avant les accents. Pour économiser de la place, les moines simplifiaient avec des nouveaux symboles qui sont devenu certaines fois des ligatures ou plutôt des codes qui symbolisent un certain mot. Après il y a l’apparition des accents au début du XVle s. en France qui ne sont pas vraiment des ligatures mais plutôt une simplification de la langue écrite. Avant, la façon de prononcer une lettre dépendait de la lettre qui suivait. Dans les livres imprimés à l’époque de Garamond ou juste avant il n’y a quasiment pas de lettres ligaturées. Je dirais que les ligatures sont une réminiscence bizarre de la calligraphie qui sont venues après les Garaldes.

Pour moi la ligature ST, SP ou CT est plus un ornement qu’une simplification, elle n’a aucun sens niau niveau de l’orthographe ni au niveau de la réduction de l’espace. Ce n’est pas le cas des swashs qui sont utilisés en fin de ligne pour que le texte soit justifié mais c’est aussi de l’ornementation. Les vignettes, ces motifs ornementaux que l’on met autour de la page, qui étaient des feuilles de vigne, d’ou le nom, sont gravées en même temps que l’on grave les premières polices de caractère. À mon avis, qui n’est pas celui d’un historien, on peut voir dans les vignettes ou les lettrines des jeux de lettre qui sont à l’origine des ligatures, ce sont plutôt des jeux illustratifs ou des jeux de virtuosité. Je trouve que l’on est beaucoup plus juste dans l’utilisation des ligatures avec l’Avant Garde qui avait remis au gout du jour les ligatures. L’italique a été crée pour gagner de la place et là il y avait plein de ligatures.

Dans quelles fontes les ligatures t’ont-elles marquées, quelles sont tes références ?

Quand j’ai commencé à faire du type design c’était évidement les fontes avec le ST et le SP, ça c’est les grands classiques. Les premières fontes qu’on a découvert avec Maxime c’était les fontes de DTL (Duth Type Library). Il y a aussi les éditions de la Pléiade avec du Garamond qui nous ont marquées, c’est aussi un bon exemple pour montrer que c’est insupportable à lire. Dans ce cas là, belle typographie ne veut pas forcément dire utile. Je trouve qu’une des fontes les plus facile à lire c’est le Times. Il y a aussi les ligatures de l’Avant Garde mais c’est plus de l’ordre du titrage, c’est presque de l’OpenType à la main. À part quelques exceptions, la ligature ou l’alternate vient avec le format OpenType. Avant c’était compliqué à utiliser, quand tu achetais une fonte tu avait deux fichiers dont un pour les ligatures et tu les ajoutais au texte avec la fonction rechercher/remplacer. Les premiers à avoir expérimenté avec l’OpenType c’est House Industries avec une fonte qui s’appelle Interlock de Ed Benguiat où toutes les lettres peuvent s’imbriquer les unes dans les autres, elle se transforme au fur et à mesure que tu écris parce qu’il y a une possibilité pour chaque combinaison de lettres. Les kings de la lettre ligaturée c’est Underware avec la fonte Sauna, bon c’est too friendly, on a l’impression que t’es obligé de faire une marque de crème au chocolat pour utiliser la fonte mais quand elle est sortit c’était un big blast, il ont su utiliser l’OpenType […] »


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Une interview avec Emmanuel Rey.
→Lire In Conversation with Ian Party & Emmanuel Rey (Swiss Typefaces).