François Rappo: l’endurance des caractères | Joël Vacheron
Publié dans Le Phare N°15 de septembre 2013,
(journal gratuit édité depuis février 2009 par le Centre culturel suisse).
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« C’est une fin d’après-midi estivale au Buffet de la Gare à Lausanne. François Rappo déboule en trombe sur la terrasse, comme auréolé d’un halo frais et énergique. Il vient de boucler une virée de sept heures en vélo à travers quelques contrées montagneuses.
“La majorité des coureurs ordinaires sont avant tout motivés par un but personnel, qui consiste en général à parcourir telle distance en un temps donné. En d’autres termes, la fierté (ou ce qui ressemble à la fierté) qu’éprouve le coureur de fond à être allé au bout de sa course reste pour lui le critère fondamental.” Dans son fameux ouvrage autobiographique Portrait de l’auteur en coureur de fond, Haruki Murakami évoque de manière particulièrement didactique comment la course à pied s’est immiscée comme une nécessité indissociable de son processus créatif. Difficile de ne pas se rappeler les enseignements de l’écrivain japonais, quand on connaît la place qu’occupent les épreuves d’endurance dans la vie de François Rappo. Autrefois alpiniste chevronné et aujourd’hui cycliste invétéré, les anecdotes évoquant l’étendue de ses prouesses et sa résistance physique sont légion. Autant de sagas qui ont largement participé à nourrir la dimension “mythique” qui, malgré lui, entoure son implication dans l’histoire du design graphique. Créateur de polices de caractères désormais classiques, pédagogue influent auprès de plusieurs générations d’étudiants et exégète réputé pour l’intransigeance proverbiale de ses prises de position, il ne fait aucun doute que François Rappo fait partie des rares “maîtres” du design helvétique encore en activité.
Sa passion remonte à 1964, il n’a alors qu’une dizaine d’années, lorsque la ville de Lausanne accueillait l’Exposition nationale. Du logo dessiné par Armin Hofmann aux diverses affiches de promotions, le design graphique bénéficiait d’une forte visibilité tout au long de l’événement.
À cette époque, l’International Typographic Style était une référence mondiale et cet événement hors du commun lui a permis de prendre conscience des perspectives qui s’ouvraient dans ce secteur. Il décide très tôt de se laisser porter par cette vocation : “J’ai toujours aimé dessiner, mais, plutôt que l’illustration, je me suis immédiatement tourné du côté de la typographie. Cependant, à cette époque, cette discipline n’était pas enseignée à Lausanne et j’ai commencé par faire du lettrage pour faire des titres, des logos, etc. Ces filières n’étaient pas du tout populaires, mais je savais que je voulais en faire mon métier.” Du même coup, il fait partie de cette génération, peut-être la dernière, contrainte de se frotter à toutes les étapes de cette discipline sur le point de subir de profonds remaniements. Cette situation transitoire a certainement contribué à aiguiser l’intérêt qu’il a toujours porté à l’histoire du design graphique.
Après s’être beaucoup intéressé aux théories postmodernes, ses recherches l’ont progressivement poussé à se concentrer sur la pérennisation du graphisme dit “helvétique” : “J’ai très vite été frappé par la durabilité et la cohérence de ce qu’on appelle le modernisme suisse. C’est pourquoi j’ai déjà commencé à le revisiter durant les années 1980. D’abord en achetant des livres puis, avec des amis, nous avons essayé d’approfondir un peu ces structures graphiques. C’était peu de temps avant l’avènement des Mac… À partir de là tout s’est transformé.” La fraîcheur et l’expérimentation qui marquent le début des années 1990 constituent un moment charnière dans lequel il jouera un rôle central. Il y avait “un vrai transfert” qui devait redéfinir en profondeur les pratiques et les standards habituellement associés à la discipline.
Lorsqu’il est d’humeur loquace, ce qui n’est pas toujours cousu de fil blanc, François Rappo déploie une érudition et manipule la rhétorique en virtuose. Ses sujets de prédilection débordent largement des codes traditionnels du dessin de caractères. Quelquefois, il s’offre le luxe de quelques incartades qui ne manquent pas de piquant : “J’essaie d’envisager la typographie du point de vue de l’utilisateur”, indique-t-il plein de malice. “Plus particulièrement à travers les niveaux de connexions ‘physiques’ qui peuvent s’établir pendant l’acte de lecture.
À mon avis, une fonte s’apprécie à travers ces mouvements, à travers ses courbes, à travers toute une gamme d’expériences sensorielles. À mon avis, une bonne fonte se définit surtout à travers l’étendue des champs des perceptions optiques qu’elles peuvent générer auprès des consommateurs. Par exemple, il y a tout un discours sur Helvetica affirmant qu’il s’agit d’un caractère neutre et fonctionnel. Pour ma part, je pense surtout qu’il s’agit d’un caractère hallucinogène. »