Photographie de couverture © Daiga Grantina
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Bonjours Toan, comment vas-tu ?
Hello Arthur, je vais très bien merci. C’est dingue, le temps s’envole tellement vite et je vois que tes questions m’ont attendu sagement pendant quelques mois dans ma boîte mail. Merci pour ton invitation et pour ta grande patience. Je suis heureux de répondre à tes questions et d’avoir l’occasion d’échanger sur ma pratique de ces dernières années.
Peux-tu décrire ton parcours ?
Je suis née à Braunschweig en Allemagne et puis j’ai grandi à Francfort sur le Main.Après mon bac, j’ai effectué mon service militaire qui était obligatoire. J’ai préféré le faire en service social plutôt que dans l’armée. Ces 18 mois tombaient à pic. Ils me donnaient un temps supplémentaire pour choisir mon sujet d’étude. À l’époque, je m’intéressais beaucoup à la musique électronique, aujourd’hui encore. Au début des années 90, la vague House et Techno déferlait sur l’Allemagne. Les villes comme Francfort et Berlin étaient à la pointe d’un nouveau style de musique très excitant. Écouter ne me suffisait pas, je voulais m’investir et participer de manière créative. Je me suis mis à mixer la musique. Au début je jouais dans des bars, ensuite dans des clubs partout en Allemagne. En parallèle, j’ai commencé à étudier la sociologie avec l’envie d’aller vers la psychologie ensuite.
Comment en es-tu arrivé à la conception graphique ?
Je suis arrivé à la conception graphique grâce à des expériences diverses qui m’ont enrichi. Il y a eu un moment clé dans ma vie où je me suis retrouvé à choisir entre deux possibilités :
La première, continuer ma carrière comme DJ et musicien, mais je me voyais mal passer mes nuits et weekends dans les clubs à un certain âge. James Murphy de LCD-Sound system a chanté: « New York I Love you, but you are bringing me down ».Je pensais la même chose que lui du milieu de la nuit.
La deuxième option était de poursuivre et de terminer mes études en sociologie, mais je ne pouvais pas me projeter dans le travail d’un sociologue, même si cette discipline me passionnait.
Je ne me suis finalement décidé pour aucun de ces choix. La culture visuelle de la musique électronique était très riche et comme j’organisais aussi des soirées, j’étais en contact permanent avec des graphistes pour créer les flyers et les affiches des événements. J’ai commencé moi-même à esquisser des idées pour des supports, jusqu’à les réaliser entièrement. Ces projets visuels et de communication liés à la vie nocturne me plaisaient beaucoup. Faire avec les yeux ce que je faisais avec mes oreilles, cette direction m’excitait.
Un soir, un ami, étudiant en graphisme, m’a parlé avec beaucoup de passion de son école supérieure des arts appliqués à Darmstadt et il m’encouragea à y postuler. Je suis très heureux d’avoir eu cet échange clé. Il a changé encore une fois ma direction.
Exerce-tu un domaine qui t’attire plus que les autres ?
Ou au contraire, tes différentes activités sont-elles complémentaires ?
Ce qui m’attire :
Signalétique – scénographie – muséographie – édition – typographie – pictogrammes – communication – identité visuelle – affiche – web design …
Ce qui m’intéresse :
tique-scéno, phie-mu, phie-édi, tion-typ, phie-picto, mes-comm, tion-iden, elle-affiche, che-web …
que-scé, hie-mus, hie-édi, ion-typ, hie-pic, mes-com, lle-aff, che-web …
Ce que j’aime :
les nouveaux mots, les nouveaux sons, les nouvelles formes, les frottements,
les passerelles, les surprises et la magie.
L’avantage de travailler plusieurs disciplines en parallèle permet de créer un dialogue entre elles, qu’elles s’enrichissent l’une de l’autre et favorise la libre circulation des idées. Ne pas être spécialiste d’une discipline est très stimulant. Par exemple la manière de concevoir une signalétique pour un bâtiment peut être utile pour penser la navigation dans l’espace d’un livre.
Pour l’artiste Michaël Sellam, j’avais conçu la mise en forme des termes définissant son contrat avec la galerie pour son exposition «Go canny! Poétique du sabotage » qui avait eu lieu à la Villa Arson à Nice. Chaque mot compte dans un contrat. J’ai donc choisi de leur consacrer pour chacun d’eux une page, transformant le document original de trois pages en une sculpture-livre de 924 pages !
La diversité est la base de mon approche. La diversité des domaines, mais aussi la diversité des moyens d’expression graphiques. La photographie, l’illustration et la typographie m’ont toujours passionné. Elles proposent de nouveaux terrains à découvrir. Travailler dans différents domaines implique aussi la collaboration avec d’autres. Les grands projets de signalétique par exemple nécessitent souvent un travail en équipe avec différents spécialistes comme des architectes, des scénographes, des designers, des ingénieurs, des urbanistes, des paysagistes et des fabricants. Une synergie entre les disciplines se crée et l’échange est souvent enrichissant et fructueux pour les projets, mais aussi pour moi. Ce travail en synergie ne m’empêche pas d’aimer travailler sur un projet en solitaire et de développer ainsi une écriture personnelle sans qu’une autre personne n’interfère. Cette alternance entre travaux en équipe et travaux solitaires donne également une diversité au quotidien et le rend plus vivant.
Tu as commencé à te confronter au monde professionnel au côté de Ruedi Baur, est-ce que son travail a encore un impact sur tes choix graphiques aujourd’hui ?
Ruedi est quelqu’un que j’apprécie beaucoup. Pendant mes études, avant d’arriver en France, j’ai travaillé en freelance dans trois agences différentes. J’y ai acquis beaucoup d’expériences dans le design web et j’ai voulu développer la conception des identités visuelles chez Ruedi. J’ai pu intégrer son agence à Paris et collaborer avec lui et ses associés pendant quatre ans. J’ai eu la chance de participer à un concours pour la nouvelle identité visuelle d’un aéroport en Allemagne. En interne, nous avons travaillé sur trois pistes différentes. La mienne consistait à adopter un système de langage pictographique où les pictogrammes partagent les mêmes caractéristiques de dessin qu’un caractère typographique. Les pictogrammes étaient très arrondis, presque enfantins et l’identité visuelle très colorée et attractive, elle ne reflétait pas le côté « sérieux » que l’on retrouve d’habitude dans les aéroports. Ruedi était convaincu que cette piste était la bonne. Elle rend l’image de l’aéroport plus humain, plus proche du public et plus simple. Cette piste a remporté le concours et l’identité visuelle est encore utilisée aujourd’hui presque 15 ans plus tard.
Ce qui m’a marqué chez Ruedi ce sont ses visions, ses prises de risques et sa liberté dans ses concepts et ses choix graphiques. Il travaille de manière pluridisciplinaire, ce qui m’a permis de m’ouvrir à quantité d’autres domaines. Son influence dans mon travail s’est portée davantage dans mon approche du design graphique que dans mes choix graphiques.
Je m’efforce d’appliquer ce protocole : Ich bin mein Träger (Je suis mon support).
Ma création graphique est guidée par le graphisme lui-même.
Je me reconnais dans le musicien Uwe Schmidt de Francfort-sur-le-Main. Il a produit des disques d’une grande diversité sous au moins 70 pseudonymes pour se balader librement entre différents styles musicaux (Electro, House, Techno, Latino, Gospal, Ambient, Experimental …). C’est sous son pseudonyme Atom TM qu’il a publié « Ich bin meine Maschine » (Je suis ma machine) dans lequel il annonce avec une boucle répétitive la fréquence de son qu’il va jouer. Le titre a un aspect didactique et expérimental qui suit une idée originale et un protocole assez génial, la matière son devient part entière du contenu.
Tes racines sont multiples : anglaises, vietnamiennes, allemandes. Ont-elles eu une influence sur ta conception graphique ?
Mon père est vietnamien et ma mère anglaise. J’ai grandi en Allemagne. J’ai suivi ma formation en Allemagne. Je me sens un peu plus allemand que vietnamien ou anglais. À Darmstadt ma professeure principale était Suisse. Quand je suis arrivé en France, mon approche et mon style venaient donc plutôt de la Suisse. Ce qui m’a fasciné quand je me suis installé à Paris, c’était la liberté de travailler dans un certain désordre, d’appliquer moins de règles strictes, d’utiliser sans hésitations des trames et des motifs de manière décorative. J’ai pris goût d’intégrer ces libertés dans mon répertoire formel.
La rencontre avec André Baldinger à permis d’aboutir à une collaboration et à la naissance du Studio Baldinger•Vu-Huu. Y a-t-il une méthode Baldinger • Vu-Huu ?
Oui, il y a une méthode b•v-h, une méthode anti-programme ! Démarrer un nouveau projet ensemble est à chaque fois excitant, car nous ne pas savons pas où la collaboration nous mènera. Nous sommes très attentifs au briefing avec le client. Nous tenons à le rencontrer pour avoir un échange direct et personnel avec lui. Nous profitons de ces échanges pour lui poser de nombreuses questions y compris sur des petits détails. Ces conversations nous permettent de rêver à un vaste cosmos visuel, en plus de créer des liens. Le client nous livre la matière de son projet et nous l’enrichissons avec une vaste recherche, laquelle est souvent déterminante. Ensuite, chacun part de son côté faire une recherche personnelle et esquisser les premières idées. Ensuite toutes les cartes sont posées sur la table. Comme l’égo reste à la maison, nous voyons très vite la piste la plus intéressante.
En, 2006, tu as commencé à transmettre ton savoir en enseignant à l’École supérieure d’art et de design d’Amiens et puis à l’École nationale des arts décoratifs de Paris, quel est ton rapport à l’enseignement ? Quels objectifs pédagogiques vises-tu ? Comment définis-tu ton rôle de professeur ?
D’avoir commencé à enseigner peu de temps après avoir terminé mes propres études m’a permis de me sentir très proche de mes étudiants. « Être sur la même hauteur d’œil » permet un échange que je tiens à préserver encore aujourd’hui. Les discussions avec les étudiants sont enrichissantes. Elles représentent aussi un défi. D’abord j’essaie de comprendre la sensibilité de l’étudiant en général et de cristalliser sa motivation en particulier. Mon objectif est qu’il trouve sa propre langue visuelle.
Je suis curieux de l’esprit du temps, notre Zeitgeist. Découvrir de nouvelles références venant du monde artistique (cinéma, littérature, musique), de la technologie, de la science, des arts et du foisonnement d’internet me stimule beaucoup. Je poursuis une pédagogie qui au lieu de proposer des solutions sollicite la recherche et le questionnement. Amener l’étudiant à se poser des questions peut lui permettre de comprendre par lui-même le fonctionnement ou le dysfonctionnement d’un concept ou d’un graphisme. Mon objectif est que l’étudiant acquière cette méthode et qu’il se pose les questions importantes.
Mon rôle est de sensibiliser les étudiants sur la responsabilité que nous avons en tant que producteurs et diffuseurs d’images. Nous avons les outils pour clarifier, simplifier, organiser et rendre accessible. Le choix de l’outil par rapport à un contexte particulier se révèle essentiel. Nous devons repérer quels effets il va produire. À ce propos, je cite volontiers le travail du philosophe, sociologue et graphiste autrichien Otto Neurath qui a vécu dans les années 30. Le taux d’illettrés était à l’époque très élevé. Pour informer les citoyens sur l’état de la société (guerre, pauvreté, économie, etc.), il a inventé un langage et un système de pictogrammes qui lui a permis de créer des visualisations simples et compréhensibles alors que les thèmes abordés étaient complexes.
Inventer mes propres outils et mes propres méthodes me fascine et me ramène à l’état d’enfance. Je suis dans le travail comme un petit garçon. Je pense qu’avec une naïveté consciente nous pouvons trouver des nouvelles formes visuelles et des nouvelles manières de les lire. J’essaie de donner aux étudiants l’envie et le courage nécessaire de s’aventurer vers des terrains inconnus.
Un mot pour les copains ?
Keep the gates open !
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