« A la prolixité du monde répond une diversité des expressions graphiques. Cieslewicz les a toutes maîtrisées : affiche, direction artistique, publicité, lettrage, collage, photomontage, édition (livres et revues), enseignement (il propose à ses étudiants, pour une affiche de l’ESAG, de reprendre une phrase de Stendhal, ‹ Le vrai bonheur c’est d’avoir pour métier sa passion ›). Jamais il n’a hiérarchisé ces expressions selon les conventions stupides qui font allégeance du mineur au majeur. Toujours il les a considérées comme une offre inappréciable, l’occasion d’un plaisir et d’une création, accordant la même attention à un sac en papier pour Mafia, un catalogue du Centre Pompidou, une publicité pour Vuitton, une affiche pour la ville de Montreuil, la couverture de l’Ultra-guide de Paris la nuit, une maquette de Elle ou de Ty i Ja, le livre sur le Che, une couverture d’A.M.C., un photomontage pour Vogue… Sachant pour chaque médium la technique et l’expression les plus adéquates, il n’acceptait pas de réduire une affiche dont il avait conçu la construction en fonction de sa taille et de la distance de lecture. Car il y avait bien écriture et lecture. Dans la pratique de son art, l’image n’était pas un en soi et il récusait ce qu’il appelait l’image-image pour s’attacher au contraire à architecturer un rapport mot-image. ‹ Une image – disait-il – est nue si elle n’est pas soutenue par un mot. (…) › L’œil collé au monde, il vécut dans la passion des hommes, des mots et des images. »
→ François Barré, cit. Roman Cieslewicz, Introduction (extrait)
« Roman Cieslewicz est l’un des plus grands graphistes de la seconde moitié du XXᵉ siècle. En plus de trente ans d’activités, il a conçu des affiches, des publicités et des couvertures de magazines, utilisé le collage et le photomontage pour détourner des images et créer des associations insolites, marqué les esprits par la simplicité et l’efficacité de ses messages visuels. Drôles, provocantes, parfois même dérangeantes, ses images révèlent une personnalité engagée. […] C’est par l’utilisation et la fabrication des images que les travaux de Roman Cieslewicz méritent d’être interrogés. Coupées, archivées, stockées, copiées, collées, parfois comme pixellisées par le grossissement de la photographie qui en révèle le grain, ses images pourraient avoir été fabriquées à l’aide de l’ordinateur. Mais, comme le souligne Patrick Roegiers ‹ malgré la primauté qu’il confère à l’idée ›, Roman Cieslewicz ‹ est plus un manuel qui manie et manipule […] qu’un intellectuel qui prévoit des concepts et pense avant de ressentir ›. C’est avec les ciseaux, la colle, la photocopieuse et l’appareil photo qu’il opère. Les images prélevées sont non seulement soigneusement choisies pour faire sens, mais associées les unes aux autres pour faire réfléchir. Elles sont juxtaposées pour être confrontées et dénoncer, accumulées et uniformisées par le biais d’un médium reproducteur pour signaler et rendre attentif, détournées et assemblées pour exprimer un point de vue. Image de communication ou image artistique, avec ou sans texte, ce sont des symboles, des signes au service d’une certaine idéologie. »
→ cit. Roman Cieslewicz un aiguilleur de rétine
L’affiche est selon le graphiste Roman Cieslewicz « Une image publique destinée à parler, dire, transmettre, annoncer, informer. »
« En 1971, en réponse à la demande du journal Zoom qui avait confié à l’agence MAFIA le soin de concevoir leur annonce pour la presse, Roman Ciesclewicz crée deux versions différentes d’un cyclope moderne. Il choisit dans un magazine deux visages masculins qu’il photographie puis découpe dans le sens de la longueur et rassemble ensuite, en cherchant à déranger l’ordonnance par une symétrie, créant ainsi un être hybride. Avec Zoom I et Zoom II, repris sur l’affiche pour son exposition personnelle ‹ Roman Ciesclewicz Foto-Grafika ›, il confirme son travail de ‹ chirurgien ›, le patient étant une nouvelle fois l’image imprimée et ses instruments les ciseaux. Avec cette image de cyclope, Roman Cieslewicz cherche à interloquer, obéissant à l’une des premières missions du graphiste : ‹ Ils [les graphistes] doivent intriguer parce qu’ils ont à faire à des passants, à des esprits saturés d’informations, blasés, à des pensées indisponibles, préoccupées notamment de communiquer et vite › (Jean-François Lyotard). C’est face à ce bombardement quotidien imposé à l’œil qu’il définit son rôle de graphiste : celui d’un aiguilleur de ‹ rétine ›. Cette position, il l’affirme ouvertement quand il crée pour Zoom le visuel ‹ Zoom contre la pollution de l’œil ›. Ces deux collages furent à l’initiative d’un nouveau travail d’atelier, les collages centrés, à laquelle appartient l’image de la Joconde reproduite sur l’affiche de son exposition personnelle à la Galerie l’Œil de boeuf, à Paris en 1974. »
→ cit. lesartsdecoratifs.fr
« Dans le projet de couverture pour la revue Opus, Roman Cieslewicz fait preuve d’irrévérence à l’égard de Léonard de Vinci. Il n’a conservé que la tête de la jeune femme mais en lui faisant subir un traitement à sa façon. Il n’a gardé qu’un des côtés du visage qu’il a fait se refléter dans un miroir et le tout a fait de Mona Lisa un cyclope dont la bouche se réduit à un trou, plus évocateur d’un nombril que de lèvres, le tout étant démesurément agrandi. Il n’empêche qu’à voir la sérigraphie, aucun doute n’est possible, il s’agit bien de La Joconde. Dans les affiches de Cieslewicz primaient la simplicité, la clarté de l’expression plastique et l’utilisation de signes iconiques. Sa Joconde l’illustre.
C’est un photomontage sérigraphié, qui fait partie d’une série que l’artiste entame en 1971. il réalise alors une première image destinée à lancer une nouvelle revue photographique à partir du portrait d’arrabal (écrivain et cinéaste du xxᵉ siècle). elle représente un visage cyclopéen à lunettes, accompagnée de la phrase ‹ Zoom contre la pollution de l’œil ›. avec cet œil intrigant, roman Cieslewicz veut interroger sur l’impact des images dans notre environnement : images qui dictent, autorisent, vendent ou interdisent. nous sommes dans les années 70 : des vagues de protestations sociales éclatent en différents coins de la planète et l’affi che contestataire tient le haut du pavé. roman Cieslewicz joue ici d’un humour décalé, teinté de cynisme et de surréalisme avec l’une des grandes icônes de l’art.
« Une image qui ne choque pas, ça ne vaut pas la peine. »
Comme les artistes du pop art ou de la nouvelle figuration, Roman Cieslewicz tire son inspiration d’images puisées autant parmi les emblèmes médiatiques de son époque, que parmi les reproductions de chefs d’œuvres de l’histoire de l’art. durant les années 70, il crée des photomontages avec des ciseaux et de la colle (à cette époque l’ordinateur n’existe pas) et réalise des compositions autour d’un axe de symétrie. pour s’aider, il utilise un miroir qui réfléchit une partie de son photomontage qu’il reproduit ensuite. l’image est ensuite photographiée et agrandie au maximum afin que le grain apparaisse, on parlerait aujourd’hui de pixels pour une image numérisée. roman Cieslewicz est alors passionné par les effets de démultiplications et de reflets des images, liés aux expériences du mouvement artistique op art dont Victor Vasarely est l’une des figures majeures en france.
Comme tout artiste issu des Beaux-arts, roman Cieslewicz a d’abord une solide culture artistique et comme beaucoup d’autres avant lui, il se frotte à la citation et au détournement des icônes de l’art par jeu, par provocation. il s’attaque aux référents de la culture occidentale pour créer des affiches comme moyens de communication mais aussi comme armes subversives. il réalisera une série de détournements de La Joconde dont la célèbre Mona-Tse-Toung. »
→ cit. cnap.fr
« Avant de quitter la Pologne pour la France en 1963, Roman Cieslewicz a réalisé une cinquantaine d’affiches en Pologne. Celle-ci, pour un film mineur, est une des premières où l’affichiste utilise la technique du collage qu’il développera ensuite dans sa production française. A la fois visage, carte géographique, amibes sous le microscope, avec cet œil-lac et ces dents calcinées, la tête est assommée par le titre désarticulé dont les lettres s’échappent comme à la suite d’un séisme. La fixité de l’œil unique, le rictus de la bouche, la déformation du visage, l’évidence de routes-veines à la surface d’un écorché, sur un fond vide, suffisent à transmettre le sentiment de catastrophe, de l’humain inhumain. »
→ cit. cinematheque.fr
« Sur ordinateur, on peut tout imaginer, tout mettre en image. L’image ainsi n’aura jamais la perfection de celle qui est due aux gestes de la main […], le futur des nouvelles images, leur épanouissement est lié pour moi aux accidents que la main provoquera. »
→ Roman Cieslewicz, cit. entretien avec Margo Rouard, catalogue de l’exposition au Centre Georges Pompidou, 1993
« Dans les années 1950, Roman Cieslewicz contribue à la réputation de l’école polonaise de l’affiche et à la notoriété de cette forme d’‹ art de la rue ›. En 1963, il quitte son pays ‹ pour voir comment [ses] affiches résisteraient à la lumière des néons en Occident ›. Il s’installe à Paris et obtient la nationalité française. Manipulateur d’images, il expérimente les nombreux ressorts de son art. Son œuvre ‹ explore et défriche, s’essayant à découvrir et à couvrir en une sorte d’all over des modes d’expression graphique ›, mêlant sans cesse travaux de commande et recherches personnelles. Provoquer l’étonnement, frapper le regard pour mieux l’aiguiser, poser question, tels seront ses principes fondateurs. Cieslewicz utilise le réel, c’est son métier, mais il le dépasse, et c’est là tout son génie. Nourri des leçons des maîtres constructivistes, inspiré par le pop art, le surréalisme et la société dans laquelle il a choisi de vivre, il compose une œuvre qui révolutionne la création graphique contemporaine. »
→ cit. histoire-immigration.fr
« Mon rêve, c’était de faire des images publiques, pour que le plus grand nombre de gens puisse les voir. Alors pour moi, c’était l’affiche – l’image publique – qui était le plus important. Je pensais déjà à l’affiche avant même d’entrer à l’Académie. Sortir dans la rue. C’est très important. Quand je pense à la variété des objets qui entourent l’homme, je crois que le plus important, c’est l’affiche. Parler, dire, transmettre, annoncer. Informer. […] Je n’ai jamais conçu une image indépendante de son contenu. Je veux toujours que l’image soit maximale et que l’information soit maximale. Il faut agir sur le maximum d’imagination. »
→ Roman Cieslewicz, cit. Wieslawa Wierzchowska, Auto-portraits, 1994
Entretiens entre Roman Cieslewicz et Margo Rouard, commissaire de l’exposition Roman Cieslewicz du Centre Pompidou, 1993
M. R. Roman Cieslewicz, vous êtes graphiste depuis plus de trente ans. Parlez-nous des influences qui vous ont marqué et de votre formation.
R. C. Je ne vois aucune influence marquante mais j’ai reçu une formation d’un professeur qui a été tout pour moi : Georges Karolak, professeur aux Beaux-Arts de Cracovie, où j’ai suivi des cours pendant quatre ans. Affichiste et graphiste, de la même génération que Henryk Tomaszewski et inspiré par la même philosophie, il était un des seuls résistants au réalisme socialiste. Boudé par l’establishment car il refusait de corriger ses projets en fonction des modifications exigées par le pouvoir. Il a cependant réalisé de superbes affiches pour le théâtre de Cracovie. Son cours de composition graphique nous apprenait la réunion de tous les éléments indispensables pour créer une bonne affiche. Son enseignement était absolument libre, une liberté mal vue par l’institution, qui envoyait toutes sortes de visiteurs pour contrôler ce qui se disait.
Par ailleurs, je suivais des cours de typographie avec le professeur Gardowski, des cours d’illustration, de peinture… Tadeusz Kantor était professeur à l’école. Grâce à ces deux heures hebdomadaires du cours de scénographie, nous étions au courant de l’actualité en Occident. Elles représentaient l’ouverture vers les autres pays. Dans notre désert culturel, à ce niveau d’information zéro, le seul refuge était la bibliothèque de Cracovie, où je fouillais régulièrement dans les revues du groupe BLOK, la célèbre association révolutionnaire de poètes, typographes et photomonteurs polonais : à travers elles, je me nourrissais de l’avant-garde polonaise. Je rencontrais par ailleurs régulièrement un graphiste photomonteur très engagé, ami de John Heartfield: Mieczyslaw Berman. Polonais, établi à Varsovie, c’est lui qui m’a engagé dans son atelier de photomontage. Communiste authentique, il avait passé cinq ans dans l’armée soviétique, après avoir fui la Pologne antisémite, pendant la guerre. En URSS, il a été influencé par Zytomirski, photomonteur satirique russe, et par Alexander Rodchenko, qui n’était pas encore publié. Grâce à la satire et au traitement humoristique de situations graves, Berman a su résister à l’art officiel réaliste socialiste. Mes études ont donc été marquées et influencées par Karolak, Kantor, Gardowski, Berman et le groupe BLOK. Sous leur tutelle, j’ai pu régler ma première mise au point de la rétine sur les proportions, les éléments bien équilibrés pas obligatoirement centrés : ça a été mon apprentissage de l’art du déséquilibre des compositions.
M. R. En dehors de vos commandes, vous avez une recherche très personnelle. Quel est votre rapport avec la peinture ?
R. C. J’ai toujours aimé les images qui ont un impact dans la rue. Les arts graphiques et moi, ça a toujours fait «tilt»; je n’ai jamais prétendu faire de la peinture. Je n’aime pas les «images-images» et suis invariablement attiré par les icônes de la rue et de l’actualité, les faits divers, la gravure du XIXᵉ siècle, bavarde et anecdotique, les affiches déchirées, par exemple. La guerre donnait de manière permanente une excellente leçon pour la vision et, quelles que soient les tendances graphiques, la gravité des situations donnait lieu à un nombre invraisemblable d’affiches.
M. R. Dans quelle mesure vos origines nourrissent-elles votre création ? Quel était votre contexte familial ?
R. C. Mes parents étaient des gens très simples dont l’influence sur mon travail s’est limitée aux encouragements qu’ils me prodiguaient. Mon père était artisan, il construisait des cheminées. Il dessinait des modèles anciens et en faisait des copies. Enfant, je crayonnais des ronds, encore des ronds, rien que des ronds. Le cercle est ma forme fétiche, je suis fasciné par le cercle. Cela vient probablement du pain, rond, que ma mère me demandait d’acheter tous les matins. Je me souviens encore des écriteaux, magnifiques, de l’épicerie. A six ans déjà, toute image fixe de la rue était pour moi un vrai bonheur.
M. R. Vous nous avez dit avoir étudié aux Beaux-Arts de Cracovie. Comment a débuté votre vie professionnelle ?
R. C. Après mes études, en 1955, j’ai été engagé dans une agence publicitaire, une agence de propagande à Varsovie. L’agence Wag, seule organisation nationale qui produisait des affiches politiques, sociales et culturelles : fêtes populaires, sécurité du travail, cirque, théâtre… Toute campagne nationale donnait lieu à des affiches. La plupart du temps, les raisons pour dessiner ces affiches étaient absurdes, de purs prétextes. Vingt graphistes en produisaient une centaine par an, imprimées en offset, sur du papier de 90/100 grammes. En 1960-1961, après Wag, j’ai travaillé pour le magazine Toi et moi, sorte de Elle polonais. C’est moi qui ai créé la formule graphique, inspirée par des journaux occidentaux. Ce magazine de 64 pages, tiré à 10 000 exemplaires, était la coqueluche des familles. Les sujets choisis par le rédacteur en chef étaient nouveaux et s’éloignaient des années vingt: Steinberg, Maïakowski y avaient droit de cité !
M. R. Bien ancré dans la vie professionnelle comme vous l’étiez, pourquoi avez-vous décidé de quitter la Pologne?
R. C. J’ai voulu partir de Pologne pour voir comment mes affiches résisteraient à la lumière des néons en Occident. Je rêvais de Paris, mais je suis d’abord allé en Italie’grâce à la rencontre, à Varsovie, de Eugenio Carmi, directeur artistique d’une grande entreprise de sidérurgie, à Gênes, Italsider. Venu en Pologne à l’occasion d’une exposition de peintres italiens, il m’a invité à Gênes, m’a commandé cinq photomontages de 3×2 mètres pour les halls d’entrée de leurs différents centres sidérurgiques. La réalisation technique s’est faite à partir de petits éléments photographiés un par un, agrandis et assemblés au grand format désiré. Ensuite, à Paris, j’ai rencontré Peter Knapp, photographe et directeur artistique de Elle. Ayant vu la revue Toi et moi et l’ayant appréciée, Peter Knapp m’a alors commandé chaque semaine des photomontages pour diverses rubriques, dont l’horoscope. Très vite, il m’a demandé de devenir maquettiste du journal. Cadrer des photos, coller des colonnes de textes dans le gabarit… tout cela ne me semblait guère créatif. Néanmoins, j’étais ébloui par cette machine journalistique : deux cents personnes à la rédaction pour sortir 250 pages que l’on trouve le lendemain dans la… poubelle ! Pendant cette période et la suivante, promu directeur artistique de Elle, j’ai rencontré beaucoup de professionnels qui m’ont passé commande. Les éditions La Hune, Christian Bourgois (collection 10/18), Ma’imé Amodin, Hélène Lazareff, Edmonde Charles-Roux entre autres, grands personnages du monde de la presse et de l’édition de cette époque.
M. R. Bien que vous pratiquiez différentes formes de graphisme, vous êtes surtout connu comme affichiste. Que pensez-vous de cette forme d’art? Et surtout de «l’école polonaise » ?
R. C. Le rôle international de «l’école polonaise» dans l’évolution de ce support est tout aussi important que celui de l’affiche soviétique des années vingt ou de l’affiche française des années trente. Ces trois courants ont eu une influence incommensurable sur la qualité et la culture de la communication visuelle – incommensurable parce que les milieux créateurs, souvent très éloignés du point de vue géographique, communiquaient peu entre eux.
M. R. On sait que vous travaillez beaucoup, mais comment travaillez-vous? Quelle est votre démarche professionnelle, quels sont vos outils privilégiés ?
R. C. J’utilise de nombreuses techniques : photo, peinture, aquarelle… mais pas le dessin. J’ai une constance d’inspiration: le cercle, les ronds. J’ai beaucoup utilisé la trame, que j’ai découverte à Elle, quand on faisait des agrandissements photo pour focaliser sur un détail. J’aime la souplesse de la trame offset, et sa forme ronde qui permet d’entraîner chaque geste spontané du trait. L’impossibilité d’auto-financer des sérigraphies m’a conduit à répéter, à remplir certaines distances entre les trames avec les pointes des crayons feutre. J’ai fait des milliers de trames à la main. C’est le manque de moyens, le besoin de réponse immédiate à mes idées qui m’ont conduit à la reproduction répétitive des techniques mécaniques. Leurs multiples imperfections font mon bonheur. En matière de couleurs, mes préférences vont au noir et au rouge. Je n’aime pas le bleu mais j’adore le jaune citron qui, allié au noir, donne un éclat visuel intense et provocant. Pour tous mes projets, je fais des esquisses à l’échelle 100: 8×12 cm ou 4×6 cm pour les affiches 40×60 cm. Je compose le format d’abord. Je commence par les quatre coins, dessine une verticale, en biais, les diagonales des côtés extrêmes. De là, je situe les éléments, en cadrant serré chaque fois davantage, en élaguant parfois. Cette technique de composition, classique, convient parfaitement à ma rétine.
Mes choix professionnels, mes réponses aux commandes sont dominées par l’impatience : le geste, le crayon répondent plus vite à mes idées que n’importe quel outil mécanique.
M. R. Vous utilisez beaucoup la typographie dans vos projets. Quelles sont vos préférences typographiques ?
R. C. Quand je compose une affiche, j’ai recours à la typographie comme masse visuelle, je ne prends jamais en compte les détails. Même si je crée à l’échelle, j’imagine toujours agrandi. Je suis contre l’idée de réduire une affiche au format d’une boîte d’allumettes, car je suis intimement convaincu que chaque image a sa fonction à remplir dans l’espace : sa distance de lecture avec le corps est primordiale. Mes caractères typographiques privilégiés sont aussi liés au geste : les lettres en bois utilisées autrefois pour les avis de préfecture, les caractères de l’imprimerie viennoise Bertold, dont un, curieusement, s’appelle Blok, du même nom que le groupe d’avant-garde polonais. C’est une lettre que je trouve belle, car elle est grasse, a une magnifique proportion pour placer les mots courts, et a un bon impact. J’utilise le caractère Milton, conçu par Milton Glaser – cousin du Bifur, dessiné par Cassandre. Il est modernisé et dépouillé de toutes les lignes qui empâtent la lettre. Pour les livres, j’utilise souvent le Rockwell dans les textes courants – comme ce livre-ci.
M. R. A quel moment la photographie est-elle entrée dans votre création de façon significative ?
R. C. Dans les années soixante. Je considère que la photographie est le meilleur moyen d’enregistrement de l’image. Elle me permet de régler à mon gré et de transformer l’image préliminaire en celle que je désire créer.
M. R. Dans un contexte technologique très développé, quel est votre rapport à l’ordinateur?
R. C. Sur ordinateur, on peut tout imaginer, tout mettre en image. L’image ainsi produite n’aura jamais la perfection de celle qui est due aux gestes de la main, cette liberté à laquelle je tiens tant. Je n’aime pas employer les dents carrées, agressives de la trame ordinateur. Sauf lorsqu’elle est utilisée dans une image composée. Le futur des nouvelles images, leur épanouissement est lié pour moi aux accidents que la main provoquera. Malgré une modeste expérience avec une «paint box», je ne vois pas l’utilité des ordinateurs pour mon travail personnel. Je préfère le Polaroid parce qu’il est franc, éphémère, instantané et qu’il renvoie à une vérité nue, nettoyée de tout superflu.
M. R. Vous êtes installé en France depuis 1963. Que pensez-vous du graphisme français ?
R. C. Les graphistes français sont malades, car ils n’ont pas assez de travail. Il n’y a pas assez d’infographes, et l’influence de Neville Brody n’est pas ce qu’elle mériterait d’être. La France n’a pas une grande tradition typographique. Elle a toujours refusé les enseignements de l’école anglaise, sans maniérisme mais informative, rejeté l’école de Vienne et l’école allemande, pour assimiler l’esthétisme et la galanterie italienne : galanterie parce que l’image, c’est le «menu du roi» qui prédomine au détriment du signe et de l’écriture. Depuis l’après- guerre, l’influence américaine est forte, notamment dans la presse. Dans les années soixante, la typographie suisse, en particulier l’Helvetica, a nettoyé le goût, ce goût français du «tutti frutti» et des frous frous… A travers ces influences successives, je constate qu’en France, la typographie a du mal à entrer dans les moeurs. La difficulté d’articulation entre texte et image reste grande. Je déplore par ailleurs le manque de reconnaissance sociale du métier de graphiste.
M. R. Votre arrivée en France, en 1963, a-t-elle eu un effet sur votre création?
R. C. Ça a été fondamental. La profusion des moyens techniques m’a ouvert d’immenses possibilités d’écriture, et m’a permis de gagner énormément de temps. Ces progrès techniques, j’ai pu les mettre au service du caractère spécifique de mon imagination.
M. R. Pensez-vous que, dans les années 1990, l’art de l’affiche soit en train de mourir?
R. C. Oui. L’affiche n’est plus le-moyen d’expression qu’elle était autrefois. A cause de la télévision qui entre en concurrence avec l’information de la rue, à cause des sujets anodins traités par l’affiche : l’électroménager, la nourriture, les produits d’entretien ne stimulent pas la création. L’affiche a besoin de moments forts, de sujets porteurs qui, actuellement, ne se présentent pas à elle. C’est un moyen de communication d’une autre époque, sans beaucoup d’avenir.
M. R. Quels sont les liens, les frontières, les va-et-vient entre votre travail d’affichiste et votre recherche de photomonteur ?
R. C. Mon travail personnel est parallèle et «le» contrepoint indispensable à ma production. Je ne me considère pas comme un artiste. Mais comme un graphiste qui utilise tous les supports, que ce soient l’illustration, le logo, les affiches, les journaux. Mes lois visuelles diffèrent mais les moyens d’expression sont les mêmes. Les photomontages : ce «travail d’hygiène» est vital pour moi. Généralement hors commande, ils rebondissent tôt ou tard dans mes réalisations imprimées.
M. R. Comment expliquez-vous que vos illustrations récentes, en particulier pour la presse, soient beaucoup plus dépouillées, minimalistes, que certaines de vos affiches ?
R. C. Je suis d’abord un affichiste qui évolue vers la presse, faute de commande d’affiches. Un affichiste qui parle trop ne dit rien. La relation avec le lecteur de magazine est plus intimiste et ne nécessite pas les 150 mètres de distance nécessaires à la lecture de l’affiche. L’économie de moyens, l’expression jugée parfois minimaliste est liée au format et à la distance de lecture. A tisser mon travail depuis 40 ans, je deviens plus radin…
M. R. Comment avez-vous été amené à travailler à nouveau des photomontages ?
R. C. Après Kamikaze, dans les années 1975/1976, l’utilisation du noir et blanc m’a incité à travailler à nouveau les photomontages, et non des collages comme on l’a souvent écrit. Le montage donne plus de richesse que le travail au trait. Une image est nue si elle n’est pas soutenue par un mot. C’est un moyen d’expression que je trouve contemporain, parfaitement adapté aux mass-media actuels.
M. R. Plusieurs thèmes reviennent sans cesse dans votre travail, on y rencontre des séries: quelle en est la raison ?
R. C. Le cercle est une obsession et cela se traduit dans mon travail. Hormis quoi, les thèmes tels que les mains, les yeux, les mâchoires, les jambes… sont conditionnés par les commandes. En dehors de la commande, c’est un jeu pour voir jusqu’où je peux aller sans tomber dans un système. Contrairement à ce que pensent certains, je ne défigure pas les femmes. Je suis franc avec elles, je n’ai pas de censure.
M. R. Y a-t-il quelque chose qui exerce sur vous une fascination permanente, une influence durable, quelque chose que vous admirez particulièrement?
R. C. je suis toujours fasciné par la masse. Dans mon enfance, la masse des Stukas. Plus tard la masse des Toupolev, vus près de Novosymbirsk. A Paris, la masse de papier imprimé m’a provoqué, en 1963, lors de mon arrivée. La masse d’informations, de journaux, de prospectus d’emballages… qui remplissent nos poubelles. La masse des choses éphémères, reflets du temps.
M. R. Vous avez travaillé avec les grands maîtres polonais. En avez-vous tiré un enseignement quelconque ?
R. C. Ils ne m’ont pas influencé. Le seul qui, après mes études, soit resté important à mes yeux, c’est le monteur Mieczyslaw Berman. Les autres pas du tout, même si cela est surprenant.
M. R. Pour vous, qu’est-ce qui constitue une bonne affiche ?
R. C. Une image, un mot. Et le mouvement régulier de ping-pong entre les deux. L’idée est contenue dans l’image et c’est le rapport texte-image qui en fait sa force.
M. R. Vous êtes professeur dans une école d’arts graphiques à Paris. Quelles sont les recommandations principales que vous faites à vos élèves?
R. C. Mes élèves de la troisième année d’art graphique de l’ESAG (Ecole supérieure d’arts graphiques) doivent travailler pour devenir graphistes. Ils développent leur créativité dans le cadre de la recherche et de la production liées à un thème donné. Ils élaborent un message visuel fonctionnel et efficace en regard du problème posé : ils développent leur sens critique en proposant des solutions afin de résoudre celui-ci, du stade initial jusqu’au stade final. Ils expérimentent des formes, des techniques, des procédés et des matériaux.
M. R. Que détestez-vous le plus ?
R. C. La médiocrité et l’irresponsabilité.
M. R. Qu’aimez-vous le plus ?
R. C. Les journaux, l’actualité.
M. R. Vous poursuivez votre travail en solitaire. Quels sont vos objectifs ?
R. C. Objectif n° 1 : obtenir des commandes d’affiches. Objectif n° 2 : pouvoir commenter l’actualité, les faits divers dans tous les journaux que j’aime: Objectif n° 3 : créer, encore créer, toujours créer et poursuivre mes recherches d’«aiguilleur de rétine».
Plus de ressources sur Roman Cieslewicz :
→ Consulter Roman Cieslewicz et le visage : de l’effervescence pop à sa disparition par Benoît Buquet
→ Consulter le dossier de presse de l’exposition de Pompidou
→ Consulter le dossier de presse de l’exposition au Royal College of Art
→ Une interview (vidéo) de Roman Cieslewicz sur le site de l’INA
→ Consulter ce mémoire réalisé par Arnaud Chauveau
→ Différents articles sur paris.blog.lemonde.fr, test5.culture.pl, pixelcreation.fr, thinkingform.com,
→ De nombreuses images sur artnet.fr et centrepompidou.fr
→ Ecouter : Roman Cieslewicz, l’œil collé du monde
→ Liste de différents photomontage exposés à Grenoble
→ Un aperçu de l’alphabet réalisé pour La France Mystérieuse en 1964
→ L’interview en version anglaise
→ Consulter Uncanny: Surrealism and Graphic Design
→ Un graphiste polonais à Paris