Raymond Queneau, in Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard (1950)
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« Raymond Queneau, bricoleur du langage par excellence, s’est intéressé à la forme du pictogramme en 1928. Dans Bâtons, chiffres et lettres, il s’essaie à la narration pictographique avec huit petites histoires d’une page. Les deux premières utilisent les signes d’une écriture en pictogrammes, trouvés dans Moeurs et histoire des Peaux-Rouges. À partir de ce vocabulaire, Queneau construit de courtes séquences dont il nous donne la légende en préambule. Par exemple : “ Quatrième ligne : Soleil -Journée- Midi -La nuit – Étoiles ”, ou “ Cinquième ligne : L’année – Trois ans – La vie, l’éternité – Repas – Faim – Beaucoup ”. Ces séquences semblent se situer à la frontière de la narration, comme si elles étaient sur le point de raconter une histoire. Elles se rapprochent de la forme poétique de l’haiku, dans une juxtaposition d’images verbales, laissant au lecteur le soin de relier lui-même ces images pour donner lieu à une évocation toute personnelle.
Raymond Queneau, Récit d’un voyage automobile de Paris à Cerbère (en prose)
Pictogrammes, in Bâtons, chiffres et lettres, 1950.
Dans les planches suivantes, Queneau abandonne les pictogrammes Peau-Rouge pour expérimenter une narration poétique avec des signes qu’il a lui-même dessinés. Dans Et la forme se perd (IV), il démarre son poème par une séquence de quatre pictogrammes univoques : maison, chat, bateau, train. Il les déconstruit ligne par ligne, dans un jeu graphique qui, en les éloignant de leur forme pictographique originelle, les dépouille progressivement de leur sens. Leur signification disparaît; dans un glissement, ils deviennent des formes graphiques pures. Poursuivant leurs mutations, par analogie graphique, ils deviennent autre chose : fleur de lys, serpent ou paysage de collines. Plus loin, dans Ego dura atm ventis litige ou Assyrii plmenica vacant, Queneau reécrit les vers de Petrone ou d’Ovide en langage pictographique. Il s’essaie à une planche plus narrative et plus personnelle avec le Récit d’un voyage automobile de Paris à Cerbère (en prose).
page de gauche : … et la forme se perd (en prose) page de droite : Montagnes Pyrénées (poème)
La démarche de Queneau pourrait s’inscrire dans la lignée de l’Isotype, un langage visuel international, ancêtre du pictogramme. En 1920, huit ans avant que Queneau n’imagine ses planches narratives en pictogrammes, l’Autrichien Otto Neurath lance le projet d’un langage pictographique, fait de symboles compréhensibles par tous. Aussi appelé la méthode de Vienne, l’Isotype cherche à transmettre des données sans recourir à l’usage des mots. Le projet est à l’origine destiné à présenter des faits et des statistiques de façon universelle et immédiatement intelligible, dans un but pédagogique ; il trouve rapidement des échos dans la signalétique et on en retrouve les traces aujourd’hui dans le design d’information. Les planches de Queneau, cependant, voient dans le pictogramme une façon de raconter une histoire, et non de visualiser des données. En outre, elles ne permettent pas d’accéder à la narration sans lire la légende. Celle-ci n’étant jamais limpide, lire ces planches demande un travail de déchiffrement. Les pictogrammes de Queneau sont ambigus, n’inspirent pas un sens univoque, à l’inverse de ceux de l’Isotype qui sont travaillés pour être intelligibles sans hésitation. La narration pictographique imaginée par Queneau est donc aussi cryptographique. […] »
– Gaby Bazin cit. Phylactere – L’écrit dans l’image –