Œil pour Œil #3

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En couverture : Les Huit Salopards de Quentin Tarantino (2015) / Le Grand Silence de Sergio Corbucci (1968)

Salut à toi, impétueux visiteur de la loge noire d’Index Grafik qui soigne son spleen hivernal à grand coup de chaleur filmique ! Œil pour Œil te propose ce mois-ci un voyage aux confins de l’Ouest sauvage, où les cow-boys portent des moufles et où le blizzard frappe. Au programme de ce troisième numéro, un duel de colts sous la neige : Les Huit Salopards de Tarantino contre Le Grand Silence de Corbucci.

Depuis le début de sa carrière on sait que Quentin Tarantino, grand consommateur et promoteur du cinéma d’exploitation devant l’éternel, noue un rapport affectif avec le genre du western. Après un Django Unchained plein comme un œuf, le californien revient aux affaires avec Les Huit Salopards (The Hateful Eight en VO), un huis-clos sec comme un coup de trique qui renoue avec un double programme bien connu de ses observateurs, cocktail narratif reposant sur de longues séquences dialoguées et une économie de moyen renvoyant à sa veine la plus expérimentale (Boulevard de la mort, Reservoir Dogs). En clair, un énième opus aux allures de théâtre filmé, taillé à la serpe pour laisser ses acteurs se livrer à d’étourdissants numéros de solistes. oeil-pour-oeil-3-01

Alors qu’est-ce qu’il a de nouveau le dernier Tarantino ? En apparence, les fondamentaux sont bien présents : on y retrouve la structure chapitrée chère au cinéaste, une mise en tension amorcée par des dialogues léchés et une palanqué de personnages aux personnalités oversize. Mais a y regarder de plus près, c’est sur le fond que le film s’échappe et tente de se hisser plus haut que ses prédécesseurs. Avec ses 2h47, Les Huit Salopards n’a ni plus ni moins pour ambition que de rejouer la grande Histoire de l’Amérique en brossant le portrait de celles et ceux qui l’ont érigé en objet de fantasme. Prenant place au fin fond des plaines enneigées de l’Utah, l’intrigue repose sur une confrontation entre huit personnalités aux motivations diverses qui se retrouvent coincés par le blizzard entre les murs d’une petite mercerie. Gravitant autour de l’inquiétante Daisy Domergue (Jennifer Jason Leigh), une chef de gang capturée par le bounty hunter John Ruth (Kurt Russell), le récit est tout entier dédié à la découvertes de ses personnages qui vont progressivement révéler leurs vrais visages. Bien entendu, ce ne sera pas très joli à voir.

Comme souvent chez QT, le dispositif narratif est avant tout une histoire de césure bien placée. Quand Bob « le Mexicain«  (Demian Bichir) s’arroge un espace de calme au milieu de la logorrhée pour interpréter Silent Night sur le bastringue de la mercerie, Warren (Samuel L. Jackson) enlève son masque et révèle au vieux général sudiste Smithers (Bruce Dern) ce qu’il est réellement advenu du fils qu’il recherche en vain. Sans chercher à savoir la véracité des faits (merci au script de ne pas trancher), la révélation a pour effet de faire exploser le métrage, embarquant tout ce petit monde dans un maelstrom de violence dégénérée. C’est précisément dans ce type de bascule que réside la qualité première d’un Tarantino, faire mariner le spectateur avec des séquences interminables (la diligence) et des détails qui n’en sont pas (la fameuse lettre de Lincoln que Warren a en sa possession) pour le scotcher ensuite. Si l’atmosphère schizo du film renvoi indéniablement à quelques monuments du cinéma d’horreur (on pense notamment à The Thing de John Carpenter) sa teneur programmatique le place directement sur les traces d’un western méconnu mais majeur, Le Grand Silence (Il Grande Silenzio) de Sergio Corbucci.

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Réalisateur à la personnalité affirmée et grand artisan du cinéma bis italien, Corbucci s’est illustré à partir des années 1950 sur un grand nombre de genre issus du cinéma d’exploitation : péplum (Romulus et Remus), comédie (Le Jour le plus court), épouvante (Danse Macabre) et bien sûr western, avec le cultissime Django en indépassable référence. Le Grand Silence donc, nous présente l’histoire de Silence, un cow-boy mutique tout vêtu de noir (Jean Louis Trintignant) qui se retrouve confronté à Tigrero, un chasseur de prime aussi mielleux que cruel (le toujours génialement dégueulasse Klaus Kinski), sur la demande de Pauline (Vonetta McGee), une veuve dont le mari a été tué par ce dernier. Dès lors qu’il enclenche son ballet de vengeance tragique, le film, avec son grain à couper à la machette, se retrouve tout entier baigné dans une atmosphère à la fois mortifère et élégiaque qui en fait indubitablement un objet un peu à part dans l’histoire du western spaghetti.

Non content d’avoir créé une figure mythique avec son Django et sa violence outrancière, générant une bonne trentaine de reprises, fausse suites et reboot jusqu’à Django Unchained, Corbucci décide donc deux ans plus tard d’exploser les codes qu’il a lui-même contribué à instaurer avec son ami Sergio Leone. A l’aridité du désert du nouveau Mexique, Le Grand Silence oppose la froideur des plaines immaculées de l’Utah. Son héroïne est une afro-américaine combative à l’opposé des poupées de saloons habituelles et son héros, une sorte d’ombre silencieuse à fleur de peau. Le bad guy enfin, aux antipodes des figures théâtrales du genre, devient un chef de meute d’un calme impérial qui se révélera proportionnel à sa folie. Le résultat ? Une sorte de fresque de poche, à la fois mélancolique et brutale.

En s’attardant un peu sur la personnalité de Corbucci, il semble évident que cette inversion de paradigme résulte d’une volonté d’intégrer un sous-texte politique au récit. Nous sommes en 68 et le contexte libertaire de l’époque octroie aux empêcheurs de filmer en rond, dont il fait partie, une volonté puissante de secouer l’ordre établi. de fait, l’étourdissante scène finale où Tigrero abat froidement Silence et Pauline avant de continuer sa route sur un regard camera, renvoie directement aux meurtres encore récents du Che Guevara et de Malcolm X, icônes sacrifiés de la contestation occidentale. Ce dénouement tragique et inattendu achève d’octroyer au film un caractère de subversion totale, déjà bien instauré par des éléments aussi burnés pour l’époque qu’une scène d’amour interraciale ou un massacre de sang-froid. Inutile de chercher bien loin ce qui a pu fasciner un cinéaste comme Quentin Tarantino dans l’œuvre de Corbucci : une odeur de soufre, des personnages iconiques et le goût du sang : tout est là.

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Ainsi, c’est dans leur violence excessive que réside le point de jonction entre les deux films, leur connexion névralgique. Si Tarantino a emprunté bon nombre de motifs esthétiques à Corbucci, à commencer par l’idée forcément sublime du cadre enneigé, c’est bien dans les déflagrations de violence et de cruauté du Grand Silence que Les Huit Salopards va puiser sa sève. Cette propension à filmer l’innommable, probablement l’aspect le plus commenté de la filmo tarantinienne, se doit pourtant d’être remise au clair. La violence crue chez Tarantino n’est jamais gratuite, elle est cathartique, résultant depuis Boulevard de la mort d’une volonté de prodiguer aux spectateurs un sentiment de revanche jouissive face aux injustices de L’Histoire. La relecture qu’embrasse le récit des Huit Salopards, c’est bien celle de l’Amérique, une nation qui s’est construit par le sang et qui a glorifié sciemment ses origines pour en faire une mythologie édulcorée.

Dans cette mesure, Smithers, général confédéré en déliquescence, rappelle à quel point la haine des sudistes était pernicieuse au sortir de la Guerre de Sécession. Le personnage, à la fois instigateur et victime du basculement dans la folie meurtrière, est à l’évidence un renvoi à La Naissance d’une Nation, le monument maudit de D.W. Griffith que Tarantino n’occulta jamais de son panthéon personnel malgré son caractère vomitif (éloge du KKK et racisme de bas-étage). S’inspirant de la superbe scène d’exécution du Grand Silence, où le personnage campé par Trintignant aligne un à un les occupants d’une maison de passe avec son Mauser automatique, il renoue avec la même volonté d’effacement de l’épique pour ne garder que la sauvagerie de l’exécution. A cela s’ajoute le parti-pris narratif du huis-clos, résultant cette fois d’une volonté de prendre le contre-pied du maître italien. Aux moments de contemplation propres aux jeux de contrastes sur les paysages enneigés du Grand Silence, Les Huit Salopards nous présente une porte clouée qui n’a de cesse de s’ouvrir et de se refermer à coup de marteau. Cette porte, celle qui appelle à l’aventure, restera hermétique à tout franchissement et donc tout désir de grandeur, condamnant les personnages à s’entre-déchirer jusqu’au dernier. Vu la peinture de l’Ouest commune aux deux long-métrages, il y a fort à parier que l’héroïsme n’y aurait de toute manière pas fait de vieux os.

Les Huit Salopards, de Quentin Tarantino (2015).
Avec Samuel L. Jackson, Kurt Russell, Jennifer Jason Leigh.

Le Grand Silence, de Sergio Corbucci (1968).
Avec Jean-Louis Trintignant, Klaus Kinski, Vonetta McGee.

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