White Night — Before a Manifesto, Metahaven, 2008.
Ensemble de trois textes critiques sur le design, ses enjeux, son économie, ses politiques.
Une traduction des deux premiers, Surface et Valeur, a été publié dans le N°3 de la revue Back Cover réunis sous le nom La Nuit blanche.
–
Surface
0:00 AM
–
« Nous créons la surface. Les surfaces s’étendent sans fin, dans des proportions qui dépassent les besoins, au-delà de l’offre et de la demande, au-delà du raisonnable. La multiplication des surfaces, c’est-à-dire l’excès d’information, est la nouvelle réalité du design. Son unité de mesure est virtuelle.
La surface n’est pas le territoire. Le territoire est une réalité géographique dont les réserves sont finies. Il peut être convoité et donner lieu à un conflit entraînant une confrontation physique. Rien de tel ne peut arriver sur, ou à propos d’une surface. La surface est au territoire ce que la spéculation du capital est à l’or. La surface peut s’étendre sans limites matérielles, personne n’est sur le terrain pour s’affirmer ni pour imposer son point de vue. Aucune présence ou subjectivité ne s’oppose à son expansion. Si, d’une certaine façon, la surface est un lieu, un espace, le designer en est le géographe.
Le déploiement des surfaces produit de la valeur tandis que leur clôture en assure la sécurité. L’équivalent en design de la production de surface , c’est l’espace ; sur un plan générique, la surface est une projection, un espace mis à plat. La surface est une architecture ultra fine, anorexique.
Sans message ni signification particulière, la surface est la condition initiale qui garantit le devenir virtuel du capital, les profits et la spéculation de valeur. À l’origine, la surface de la publicité dans l’espace public vient s’ajouter assez simplement à l’ensemble des structures historiques de la ville. Et progressivement les surfaces prennent le rôle des fonctions historiques d’agencement du territoire. La ville est le lieu d’un renversement favorable au profit: la multiplication des surfaces permet la croissance exponentielle de la valeur de l’espace public. Par notre seule présence, par notre simple existence dans l’espace public, nous affirmons de fait la visibilité qui donne à l’infrastructure de surface ses droits sur la ville. Ainsi, les habitants des villes sont directement concernés dans les mécanismes de production de valeur.
Muette et disponible, la surface permet une classification selon les informations attribuées à son matériau. Le titane et le plastique produisent des effets différents, de même que l’effet produit par un long marbre noir diffère de celui d’un panneau taché, composé d’éléments discontinus et fragmentés. Une carte de crédit en plastique de type “ Gold ” ou “ Platine ” indique que les qualités informatives annoncées par sa surface peuvent être différentes de sa valeur marchande. En acceptant le sentiment de déception, la surface compense l’absence de valeur.
En associant au krach boursier l’image de l’éclatement d’une bulle, la nature fictive du capital fondé sur les échanges virtuels et la valeur ajoutée apparaît clairement. En termes de surface, l’effondrement des actions est le Creux. Le Creux est une surface sans surface. Il révèle la structure sousjacente, le code-source qui précède la surface. C’est la surface dépourvue de ses effets.
La “ Black card ” d’American Express est une partie de surface strictement réservée à quelques super privilégiés. Au-delà du symbole associé au métal précieux, elle adopte le concept de valeur à un moment crucial : à son état virtuel (ou post-matériel). Fabriquée en titane, la pérennité de la Black Card dépasse sa valeur. Elle contient un univers virtuel avec ses distinctions de classe incluant ses personnels de service et son concierge.
“ La couleur noire remplace l’or ”: ainsi s’affirme, tel un étendard pour la surface, la redéfinition symbolique des élites et du luxe (et son négatif, la pauvreté). Les surfaces noires forment une continuité. Toutes sortes d’objets noirs affectés à différents usages forment un seul continuum pour signifier le “ luxe ” comme valeur. Dans chaque objet pris séparément, la couleur noire est distincte de ses propriétés physiques et transforme la surface en information.
Les surfaces noires sont le cœur financier et culturel de la ville, le tissu urbain qui concentre le pouvoir de décision et l’affectation des moyens, mis en relation avec d’autres centres stratégiques similaires. La victime de la surface est la périphérie (en termes virtuels, elle est hors surface), son existence est niée. Les périphéries débutent lorsque les surfaces commencent à céder. Logiquement, la périphérie ainsi privée de biens virtuels est progressivement dépourvue d’infrastructures. Ce phénomène est strictement parallèle à celui du système de ranking, qui donne davantage d’autorité aux sites fortement interconnectés sur Internet qu’aux pages isolées, perdues aux confins du Web.
Dans la région la plus tendance du capitalisme financier mondial et des services innovants, des travailleurs de l’immatériel étaient réunis autour d’une piscine découverte, aménagée sur le toit d’un complexe réservé à des membres privés. Aux rythmes anonymes et interminables de musique électro, les ouvriers y sirotaient des cocktails (du genre Flirtini). Formés «comme des tueurs», les travailleurs habillés en noir par Comme des Garçons, en Prada noir, en Jil Sander noir, en Burberry noir, en Balanciaga noir, en Dior noir étaient réduits à négocier leur propre croyance. Ils croyaient vraiment appartenir à l’élite. Nulle autre ville n’avait été transformée à ce point par les effets conjugués du travail et du capital. La valeur immobilière délirante a rendu la vie tout simplement impossible. En réponse, la classe créative des travailleurs de l’immatériel s’est engagée dans une fuite en avant : ils ont converti financièrement leur apparence en dépassant virtuellement les limites de leur classe. Les travailleurs de l’immatériel étaient designers. Ils faisaient des surfaces. Ils consommaient et produisaient sur le même plan, c’était la surface. La surface lisse de l’eau dans la piscine de toit, le béton nu, comme les surfaces des murs de Mies. Les sacs noirs. Les vêtements et chaussures en cuir vernis noir. Les téléphones Blackberry (noirs, bien sûr). Les économiseurs et les interfaces des Blackberrys.
Constituée sur la dette, la nouvelle élite était en noir, et vivait dans les logements auparavant destinés à l’habitat social. Devenue vieux jeu, l’ancienne élite comptait sur l’or, les diamants, les titres de noblesse, la chasse à courre, et utilisait des mots comme «grotesque». Elle vivait dans des monuments. La surface de communication, la surface active des écrans est définie par sa capacité à rendre visibles des échappées vers des mondes virtuels. En l’absence de message, le système maintient ses repères et conserve des images par défaut. Les téléphones portables, qui ressemblent à des bijoux minimalistes, sont habités par des mondes complexes rendus visibles par la surface de leur écran. En réalité, les portables ne sont plus des téléphones puisqu’ils servent aussi à faire des e-mails et à accéder au Web. Ce sont des agendas, des calculettes, des réveils, des appareils photo, des lecteurs vidéo et des consoles de jeux. Il n’y a pas de différence fondamentale entre la «surface-téléphone», qui permet d’organiser l’information ou de gérer des relations sociales, et la «surface-cartede-crédit», qui permet de commander maîtres d’hôtel et concierges. » […]
– Metahaven cit. White Night — Before a Manifesto / Surface –
« Si la production de valeur est ainsi liée à la marchandise, le design l’a pourtant étendue depuis longtemps à la totalité de l’environnement. C’est ce phénomène que j’aimerais aborder à présent, au travers d’une dimension qui relève en propre du design graphique : la surface. En 2008, Metahaven publie un texte sous la forme d’un manifeste intitulé white Night Before a manifesto, dans lequel est abordé, à la lumière de l’économie politique du signe, le rapport entre valeur et surface, cette dernière étant entendue comme lieu de l’exposition de l’individu aux signes du capital.
Avec une certaine ironie, le designer graphique est identifié à un technicien de surface. “ Nous designons de la surface. […] La multiplication de la surface, ce qui se traduisait auparavant par une surcharge d’informations, est la nouvelle réalité du design. Son unité de mesure est virtuelle. ” La notion d’environnement – dont on ne soulignera jamais assez l’importance en design – est alors interrogée sous cet angle. “ La ville devient la source de profit d’un maillage virtuel : la multiplication des offres de surface pour le développement exponentiel de la valeur extraite de son espace public. De par notre présence en public, notre simple existence, nous ratifions déjà automatiquement la légitimité de cette infrastructure dans la ville. Les citadins sont, à travers ce mécanisme, directement partie prenante dans la question de la production de valeur. ”
Que le design soit publicitaire ou non n’a pas d’importance ici, car, en dernière instance, le design graphique reste un rapport de la valeur à la surface. Et c’est peut-être sur les fausses enseignes de magasins, cafés et restaurants plaquées sur des façades à l’abandon lors de la tenue du G8 en juin 2013 dans le comté de Fermanagh en Irlande du Nord que ce rapport s’exprime de la manière la plus cynique. Car le mimétisme de ces surfaces en trompe-l’œil, opposées à la précarité économique et sociale de l’environnement dans lequel s’est tenu le Forum, ne relève plus de la métaphore ou d’une des autres figures de style auxquelles nous a habitués l’image publicitaire. Il n’a plus d’arguments à avancer ni de message à faire passer, il assume la supercherie de manière “ décomplexée ” – un terme que la politique a désormais généralisé. Mais ce cache-misère maladroit n’a pourtant produit qu’un effet inverse : attirer l’attention sur la misère locale. Marx peut bien se retourner dans sa tombe, personne n’est plus là pour l’entendre.
Ainsi, l’articulation de la surface à la valeur n’est jamais aussi visible que dans l’espace urbain, réduit, à la manière d’une pellicule photo, à son exposition. Qu’est-ce qu’une image, sinon une surface multipliée par une durée ? Privez l’image de l’un de ses cadres de perception a priori que sont l’espace et le temps, ou bien, plus simplement, de son public, et, à la manière de cet arbre qui tombe dans la forêt sans personne pour l’entendre, dont Berkeley nous disait qu’il n’existe pas, elle disparaît.
La présence du design dans l’espace public est abordée par le manifeste First Things First, mais n’est envisagée que dans sa forme publicitaire. Or, la valeur qu’exprime la surface n’a pourtant jamais échappé aux politiques publiques, et la convergence des signes publicitaires et des signes dits “ d’utilité publique ” est là pour témoigner d’une question qui se pose avec de plus en plus d’insistance : celle du transfert feutré des logiques publicitaires aux stratégies de mise en scène du pouvoir par la marque. »
– Vivien Philizot cit. La surface et la valeur : nuit blanche avant un manifeste –