« En 1918 est fondée la Deutsche Luft-Reederei. L’architecte et graphiste Otto Firle devient rapidement le directeur du département en charge de la presse et de la publicité. C’est lui qui donnera à la firme, devenant Lufthansa en 1926, son icône pour le siècle à venir, son unique logo : la grue en plein envol. L’image, selon Firle, véhiculait parfaitement deux aspects majeurs de l’aviation alors en cours de développement, encore très luxueuse et élitiste : sa dimension aérienne, éthérée, et sa dimension technologique.
À l’instar de ce secteur balbutiant, l’idée de ‹ corporate identity › émerge à peine. Dès lors, sur les premiers imprimés de la Lufthansa, ‹ la typographie de l’entreprise et le symbole de la grue présentent une large variété de formes ›.
Il en sera ainsi durant les deux décennies suivantes. La firme nationale, comme toute autre, y emploie divers peintres commerciaux et graphistes indépendants, tels Thomas Abeking ou Hans Rott. Ceux-ci signent des posters, des dépliants et des images publicitaires chargés de toute leur subjectivité. C’est un certain Hans G. Conrad, un des premiers étudiants diplômés de l’école d’Ulm, qui va donner ses véritables lettres de noblesse à l’identité de la Lufthansa. En 1962, consciente de ses errements en matière d’image de marque, désireuse de se doter d’une cohérence visuelle à un moment où le tourisme aérien justifie l’achat de nombreux Boeing 707, la firme va directement débaucher Conrad du département publicité de Braun. Celui-ci n’imposera qu’une seule condition : Avoir totale carte blanche !
Son premier réflexe consistera à s’entourer du célèbre graphiste Otl Aicher. Ami et ancien professeur, cofondateur et alors directeur de la Hoschule für Gestatlung, il est surtout responsable du groupe de développement E5 de l’école : une structure économique efficace qui ‹ permettait aux étudiants, par le biais de commandes rémunératrices, d’acquérir une expérience pratique et de leur fournir des tuteurs ›. Démarche que Gropius avait tenté de mettre en place au Bauhaus, sans grands résultats, et qui ici, dans le contexte d’après-guerre, fonctionna beaucoup mieux.
Ainsi, en juillet 1962, Aicher s’entoure de deux étudiants, le graphiste Tomas Gonda et le designer produit Hans Nick Roericht, et les rémunère pour mener à bien le ‹ Projet 1400 ›. Il s’agit d’harmoniser tous les imprimés de la compagnie aérienne par le biais de tracés régulateurs invariants, d’inventer des normes, de constituer des chartes graphiques et colorées. En bref, Aicher tend à standardiser l’ensemble des manifestations visuelles de la firme : des courriers internes aux billets de vol en passant par l’habillage des avions posés sur les tarmacs du monde entier, sans oublier les menus distribués aux passagers, les étiquettes accrochées aux bagages, les publicités, etc.
L’identité dessinée par Aicher et son équipe s’affirme aujourd’hui comme un incontournable de l’histoire du design graphique. Toutefois, au moment de sa livraison en 1967, elle provoqua un immense tollé. Qui aura osé enfermer la grue nationale dans cet exigu cercle noir ? Die Zeit relayera un certain nombre de courriers et d’articles envenimés, dont un signé par Hans Domizlaff en personne, publicitaire allemand célèbre pour le travail qu’il effectua dans les années 1920. (Pour se donner une idée, qu’on s’imagine Robert Massin ou Pierre Faucheux s’insurgeant, dans les pages du Monde, contre le nouveau logo de Louvre dessiné en 1989 !)
À la fin des années 1970, à l’ère du Boeing 747, la compagnie cherche à renouveler son image et consulte à nouveau Aicher. Jugé trop abstrait, le rapport qu’il rend en mars 1980 sera largement ignoré. Le designer ulmien se définissant habituellement comme un ‹ collaborateur scientifique neutre › est définitivement mis en marge de la Lufthansa. Et les tendances mouvantes et irisées du marketing contemporain de brouiller progressivement le travail d’harmonisation précédemment échafaudé. La firme est finalement privatisée en 1980 et son image laissée aux mains de grandes agences de communication d’abord suisses (Zintzmeyer & Lux) puis américaines (Luxon Carra). »
→ (Tony Côme, Dessine moi une Lufthansa cit. strabic.fr)