Lucian Bernhard

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Photographie du portrait : Lucian Bernhard par Ralph Steiner © Vanity Fair 1930.

Emil Kahn, dit Lucian Bernhard (1883-1972) est considéré comme l’un des graphistes allemands les plus importants de son époque. Il sera l’initiateur et le représentant d’une nouvelle approche de l’affiche qui révolutionna le graphisme international. Ses premières réalisations datent de 1906, notamment pour les allumettes Priester (considéré comme l’un chef d’œuvre du graphisme moderne) puis pour les firmes de cigarettes Manoli, le café Hag, les machines à écrire Adler, le matériel électrique Osram, Bosch ou encore les chaussures Stiller. Rien qu’à les voir, ses affiches procurent un plaisir sans égal. Les couleurs vives et posées en à-plat, les formes singulières dont il simplifie les silhouettes et élimine les détails. Des compositions originales qui échappent à l’emprise de l’allégorie et de l’ornementation pour ne mettre en valeur que l’image de l’objet et le nom de la marque composés dans une typographie finement choisie, n’ont rien perdu de leur beauté et de leur impact.

« Au cours de sa carrière, qui s’étend du début du siècle jusqu’aux années 50, Lucian Bernhard fut tour à tour graphiste, affichiste, créateur de caractères, architecte d’intérieur et professeur. Depuis son studio à New York (il quitte Berlin en 1922), il développe certaines des publicités et identité visuelle américaines les plus reconnaissables de l’époque, pour des clients tels que Cat’s Paw, ExLax et Amoco. Il dessinera également plus de trente six polices de caractère très populaires, dont le Bernhard Gothic. Ses années de formation ont coïncidées avec l’explosion du Jugendstil. À l’adolescence, Bernhard se rendit au Palais des glaces de Munich, où il visita une grande exposition comprenant les affiches aux couleurs chatoyantes de cabaret et de théâtre de Jules Chéret, Toulouse-Lautrec et Alfonse Mucha. Ou encore celles des célèbres Beggarstaffs, James Pryde et William Nicolson, lesquelles auront une influence indéniable sur ses réalisations futures […]

Bien que Munich (ville où il fait ses études) soit alors le centre des arts graphiques allemands les plus “radicaux”, Bernhard décide d’aller à Berlin, où les merveilles de la production industrielle sont en pleine effervescences. Des concours d’affiches y sont régulièrement parrainés par des entreprises de la ville afin de trouver de nouveaux talents. L’un d’entre eux, sponsorisé par la société d’allumette Priester Match Company, attribue 200 Marks (environ 50 dollars) au gagnant. Bernhard saute alors sur l’occasion et, ne disposant que de très peu de temps pour produire sa propre composition, prend des décisions de conception très instinctives qui eurent des répercussions tout à fait stupéfiantes.

Il a tout d’abord décidé d’utiliser un fond marron/brun – une couleur inhabituelle, car les affiches de l’époque utilisaient plutôt des couleurs primaires noires ou brillantes – sur lesquelles il a représenté un cendrier avec une paire d’allumettes sur le côté. Constatant que le cendrier avait besoin d’un autre élément graphique pour équilibrer la composition, il ajouta un cigare. Logiquement, du cigare sort de la fumée, et de la fumée quoi d’autre que quelques filles dansantes Jugendstil légèrement vêtues. Le cendrier avait besoin d’être posé sur quelque chose, il l’a donc placé sur une nappe à carreaux. En haut de l’affiche, il a écrit à la main le mot Priester. Fier de son travail, il la montra à un caricaturiste, qui le félicita pour son magnifique affiche de cigare. Bernhard réalisa immédiatement son erreur et déconstruisit l’image ne laissant plus que les allumettes rouges à bouts jaunes et le nom de la marque. (Cette affiche fera l’objet de 3 versions en 1903, 1913 et 1915, allant vers un minimalisme et une épure de plus en plus affirmée).

Les juges, trouvant l’affiche étrange, l’ont tout d’abord jetée sans ménagement à la poubelle, où elle serait restée si le membre du jury le plus important à l’époque, Ernst Growald alors directeur du département publicité chez Hollerbaum & Schmidt, la plus grande imprimerie de la capitale n’était arrivé. […] Ne voyant aucune affiche digne de ce nom sur la table, il jeta un coup d’œil à l’affiche mise au rebut et s’exclama: “C’est mon premier prix. C’est du génie!” Bernhard alors âgé de 18 ans remporta à la fois le concours et un bienfaiteur ! Growald encouragera également les autres graphistes à travailler de cette manière et formera une école assez complexe connue sous le nom de Berliner Plakat ou Plakatstil.

Bernhard produira par la suite d’innombrables images pour une gamme de produits allemands (et plus tard étrangers). À l’âge de vingt-trois ans, il était devenu si demandé qu’il fut obligé d’ouvrir son propre studio employant une trentaine d’artistes avec leurs assistants. Entre 1910 et 1920, Lucian Bernhard travailla principalement comme designer pour la Deutsche Werkstätten Dresden-Hellerau. En tant que directeur artistique, il concevra des meubles, du papier peint, des tapis et des luminaires. En 1920, il devient le premier professeur en art publicitaire au Unterrichtsanstalt des Kunstgewerbemuseums de Berlin, l’équivalent de l’école des Arts décoratifs de Paris. Lucian Bernhard et le jeune collectionneur d’affiche et Hans Sachs se lient alors d’amitié et fonde en 1905 avec d’autres passionnés l’association des amis de l’affiche (Verein der Plakatfreunde), en 1910 Hans Sachs devient l’éditeur de la revue Das Plakat (l’Affiche), qui deviendra plus tard Gebrauchsgrafik. Rassemblant autour de lui les plus grands talents créatifs.

La première décennie du XXe siècle fut significative pour les arts et l’artisanat allemands car le mariage de l’art et de l’industrie fut promu par le biais d’organisations telles que le Werkbund allemand et célébré lors d’expositions fréquentes. Les zones urbaines deveinrent des foyers de publicité : des images graphiques audacieuses et réductrices étaient nécessaires pour capter l’attention du spectateur sur les panneaux d’affichage encombrés. […] »

– Steven Heller cit. aiga.org (traduction) –

 
« La nouvelle affiche, non seulement allemande, mais européenne, allait être le fruit des travaux de recherche effectués en Allemagne, dans les Kunstgewerbeschulen comme dans les cercles d’affichistes. La Reklame, devenue discipline autonome en soi, suscita de nombreuses analyse et remises en cause. On s’interrogea sur ce que devait être le concept général d’une affiche, sur l’image qu’il convenait de choisir, enfin sur la place du texte. L’affiche devint ainsi en Allemagne plus un objet technique qu’une création purement artistique.

Deux lignes principales se dessinèrent dans l’affiche allemande. A partir de 1903, Lucian Bernhard fut l’initiateur principal du Sachplakat (“affiche-objet” ou object-poster). Ce type d’affiche marquait une rupture avec tout ce qui s’était fait jusque là : les jeunes femmes “Art nouveau” et le décor floral qui contribuaient à la joliesse de l’affiche et à son attrait pour le passant, disparaissent et font place à l’image minimaliste du seul produit et à la mention de la marque. La part de l’écrit devient également prépondérante : les affichistes comme Bernhard sont souvent des créateurs de fontes et ils recherchent également une caractérisation de la marque par un lettrage spécifique. Parfois, il suffira ensuite du seul texte… Cette démarche d’affichistes berlinois eut une postérité considérable (l’affiche allemande, l’affiche suisse tout particulièrement, cette dernière perfectionnant encore le modèle allemand dans les années 20 et 40). Un second initiateur important de style fut Ludwig Hohlwein […] A partir des années 1905-06, il créa son style personnel, le Hohlweinstil. Celui ci conserve les grands aplats de couleurs, mais introduit des cernes de couleur, des dégradés. Ainsi, les grandes plages de couleurs sont souvent travaillées savamment (avec des effets de texture et de moirage). […] Ce Hohlweinstil convenait en particulier à la représentation de figurations réalistes et monumentales, il eut donc un grand succès jusque dans les années 30 […] »

– François Pétry cit. Lika, Dorette, Hella… Femmes affichistes en Alsace

 

Selon le graphiste allemand Hubert Riedel (1948-2018), le travail qu’effectue Lucian Bernhard de 1911 à 1920 pour la marque de cigarette Manoli, allant de la création du logotype, des emballages et la totalité du graphisme publicitaire pour la marque, représente pour lui le premier exemple d’identité visuelle totale. C’est selon lui la première fois qu’une société confit la conception intégrale de son image de marque à un seul artiste.

« Lors de la Première Guerre mondiale, après l’avoir affecté dans les unités combattantes, le gouvernement décide que ses talents artistiques seraient plus utiles dans la réalisation d’affiches en soutien à l’effort de guerre. Ainsi, vers 1917, pour encourager les allemands à souscrire aux emprunts, il dessine l’affiche Das ist der Weg zum Frieden—die Feinde wollen es so! Darum zeichne Kriegsanleihe! (That is the way to peace—The enemies want it so! Subscribe to war loans) […] En 1923, à l’invitation du lithographe Roy Latham, il parcourt les Etats-Unis où, lors de conférences, il s’efforce de sensibiliser les directeurs artistiques à la nécessité d’innover en matière graphique. Parallèlement à son studio créatif berlinois, il lance à New York son atelier de design Bernhard-Rosen et travaille pour Random House, the Modern Library et de riches américains. Mais ses conceptions artistiques sont souvent perçues contre révolutionnaires et jugées trop modernes pour le goût américain. Ses “trois hommes dans la neige” pour Rem l’imposent comme graphiste à la mode. Lucian Bernhard s’installe définitivement aux Etats-Unis. Il y crée alors toutes sortes d’objets, du packaging, des pianos pour Hardman aux chaises pour Grand Rapids… Il conçoit des typographies pour la fonderie britannique Stephenson Blake et pour American Type Founders. Il coopère comme graphiste et décorateur d’intérieur au Contempora Studio avec Rockwell Kent, Paul Poiret, Bruno Paul et Erich Mendelsohn. […] »

– cit. veroniquechemla.info

 

« Au cours de ses premières années à New York, Bernhard fut régulièrement embauché pour réaliser des croquis publicitaires, mais la plupart furent rejetés. Bien que son style fût sous-estimé à New York, il refusa de transiger avec les goûts américains […] il avait besoin d’un autre revenu. Bernhard avait mis au point en 1913 une police de caractères pour les fonderies Flisch et Bauer en Allemagne, Bernhard Antique. En 1928, il s’associe à l’American Type Foundry, pour laquelle il produit sa famille, la Bernhard Gothic et de nombreuses autres. Il pensait que les caractères sans empattements ne devaient pas être utilisés pour le texte, une fois composé : “il est évident que les meilleures typographies pour la lecture sont celles avec lesquelles les cahiers d’école, des romans, et des journaux sont imprimés : Garamond, Jenson, ou Goudy Old Style.” Comprenant que la typographie étaient soumises aux caprices de la mode, il encombrait le marché avec de nouvelles polices. Certaines modernes, d’autres classiques, mais aujourd’hui, les spécimens révèlent une certaine qualité intemporelle de son travail typographique. »

– Steven Heller cit. printmag.com (traduction) –

 

« Les polices aux contours bruts, d’apparence spontanée et comme si elles étaient peintes à la main, sont rapidement devenues populaires pour l’impression courante, appelée jobbing, puis dans la publicité. Cette caractéristique était idéale pour les travaux d’impression, car un mauvais réglage de la machine à imprimer apparaissait de manière moins évidente sur les tirages finaux. […] Lucian Bernhard dont la signature était réalisée dans un corps gras et tremblant réussit avec son Antiqua à transférer cette esthétique au caractère de plomb en 1911 pour la Fonderie Type Flinsch et un an plus tard pour Bauer. Une version italique gras ainsi qu’une version gothique, la Bernhard Fraktur suivront dans le même style, créant ainsi une petite série qui portera son nom. Bernhard a sans doute influencé l’un de ses contemporains, Hermann Hoffmann, qui a crée en 1908 une famille complète aux contours tremblants baptisée Block pour la fonderie Berthold (dont le dessin n’est pas sans rappelé la signature de Bernhard). […] La Bernhard Antiqua quant à elle est la première des nombreuses polices de caractères crée par Bernhard. Les premières graisses ont été réalisées en 1912 par la fonderie Flinsch à Francfort-sur-le-Main. D’autres graisses suivirent dans les années 1920, produits par la fonderie Bauersche, qui avait acquis entre-temps Flinsch. Cette police a une influence historique marquée, ramenant directement le spectateur au début du XXe siècle, lorsque les caractères audacieux de cette police ornaient les affiches publicitaires. Les signes distinctifs de cette police sont la combinaison de la lettre W majuscule et l’arrondi de la lettre R majuscule. Ses formes étroites et robustes, conviennent parfaitement à la composition de titres de taille moyenne et grande. »

– Ferdinand Ulrich cit. fontshop.com (traduction) –

 

« Après 1930, il s’oriente progressivement vers la peinture et la sculpture. Avec toutes ses activités variées, on pourrait avoir l’impression que Bernhard était sensible aux objectifs du mouvement moderne mais pas du tout. Bernhard avait l’habitude de dire qu’il était un faiseur, pas un théoricien ou un idéologue. Bien que raisonné et soigneusement conçu, son travail était basé non pas sur les systèmes mais sur l’instinct. »

– Steven Heller cit. aiga.org (traduction) –

 

« You see with your eyes, not with your brain.
What you do with your hands should express the physical process
and should never be mechanical. » – Lucian Bernhard

 


Plus de ressources sur Lucian Bernhard :

→ Regarder le documentaire : L‘affiche – La naissance de la publicité moderne par Adolfo Conti (lien alternatif)
Un article très complet de Steven Heller (EN/DE) dans la revue Plakat Journal d’octobre 1994
→ Consulter le Monographien Deutscher Reklamekünstler de janvier 1913 qui est consacré à Bernhard
→ De nombreux articles sur aiga.org, adcglobal.org, designishistory.com, maladesai.com, typotheque.com
Feuilleter les revues Das Plakat, fondée en 1910 par Hans Sachs
Plusieurs affiches sur le site du Moma, plakatkontor.de, artnet.com
Lucian Bernhard in New York, une interview avec Oskar M. Hahn, publié dans la revue Gebrauchsgraphik de février 1926
→ Plusieurs liens plus sur l’aspect typographique de son œuvre : printmag.com, klingspor-museum.de, fontshop.com