Extrait de l’éditorial de Maximilien Vox
paru dans le numéro 49 d’Informations TG (Techniques Graphiques)
du 10-16 février 1969
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« Un progrès qui s’est fait attendre cinq cent ans : la nouvelle ‹ Garalde › rationalisée – baptisée Sabon – que viennent de mettre ensemble sur le marché les trois industries productrices de la lettre d’imprimerie : Monotype, Linotype et pour la fonderie, la firme Stempel de Francfort.
Cette révolution dans l’ordre typographique est due à l’initiative d’un groupe d’imprimeurs allemands désireux de disposer, pour l’ensemble de leurs travaux, d’un seul et même caractère de labeur conçu pour les trois grands media de production de la lettre : dans la fonte mécanique, la ligne bloc, et la composition manuelle (…).
Les lettres sont faites pour composer des mots, les mots pour faire des phrases, et la suite des phrases pour composer un texte. Aucune mise en page qui ne se soumet pas à ce principe rationnel ne peut se considérer comme véritablement moderne, c’est-à-dire de notre temps : à l’heure où nous voici, dans le monde ‹ où nous avons la vie, le mouvement et l’être ›.
Les circonstances, même de cet effort de clarification s’entourent des noms, qui, dans le passé, ont veillé sur le berceau du naissant art typographique – typographia perennis. C’est dans la ville de Francfort-sur-le-Main, capitale du livre – que s’est élaboré le premier projet de doter la typographie courante d’un matériel de base ne varietur. Et c’est dans le plus ancien spécimen de caractères connu, celui de Konrad Berner que fut examiné, discuté, retenu le proto-type Renaissance destiné à la fondation de l’œuvre majeure qui donnerait à l’Europe imprimante le caractère qu’il lui fallait : un Saint-Augustin authentiquement gravé par Claude Garamond, le maître français de l’école humaniste en typographie.
Par suite de quelles rencontres – y compris les mariages – le fond des maîtres de la lettre s’est trouvé subdivisé au XVIe siècle, entre les places européennes comment il s’est incorporé aux héritages, aux biens de famille, c’est un chapitre passionnant aux yeux de l’historien des mœurs. Il semble que la gent typographique ait formé un milieu international particulièrement vivant, actif, foisonnant de traits intellectuels comme d’initiatives commerciales, et d’une intime solidarité artisanale et humaine. Le compagnon, souvent, épousait la veuve de son patron. Jacques Sabon, lyonnais, avait épousé à Francfort la fille du fondeur Egelnolff; laquelle à sa mort, se remaria avec Konrad Berner : l’officine restait intacte. Tel fut le cas de l’atelier Berner, acquéreur de poinçons de l’héritage Garamond.
C’est de la petite histoire : ce qui appartient à la grande, c’est le choix délibéré, par un groupe de techniciens et d’hommes d’affaires, du type de caractère destiné à porter le poids de l’entreprise de rénovation. Or, les augures, les experts et les esthéticiens réunis à Francfort n’ont rien trouvé de mieux adapté à leurs exigences (véritablement futuristes) que de faire pèlerinage aux sources, et d’ordonner la résurrection d’un type dont la vitalité parait inépuisable, le type Garamond, que le monde entier a l’habitude de reconnaître comme le caractère français par excellence.
Le lieu n’est pas d’esquisser une histoire de la fonderie: aussi bien le Sabon, puisque c’est son nom, n’a-t-il pas la prétention de perpétuer les gentillesses primesautières des Garamond originaux. Au contraire, il s’enorgueillit d’avoir raboté, redressé, standardisé le prototype jusqu’à l’internationaliser; plus encore que les diverses ‹ Garaldes › des divers fondeurs. Le Garamond qui émerge de huit années de travail laborieux n’est pas une réplique, une copie d’époque.
Mieux que cela: il est l’œuvre d’un des rares hommes – artiste, artisan, penseur – dont la personnalité même, sans rien d’archaïque, puisse se rattacher à celle des grands ancêtres, les chevaliers de l’Imprimerie, les humanistes du composteur Jan Tschichold, auteur du caractère Sabon (d’après Garamond) pourrait ce soir heurter sa coupe contre celle de l’immortel Claude, tomber d’accord avec lui sur tous les détails de dessin et de fabrication moderne!
On soulignera donc le cas exemplaire de Jan Tschichold – né en Allemagne vers 1902, plus tard naturalisé bâlois, qui se signala d’abord dans la fameuse équipe du Bauhaus de Dessau dans les années 30, en pourfendant tous les caractères existants, dans sa Neue Typographie – au profit d’un seul type de lettres sans empattements: les ‹ Linéales › considéré comme le seul moderne possible. ‹ Erreur de jeunesse ›, dit-il aujourd’hui aux anciens disciples qui lui reprochent d’avoir changé de front en faveur d’un ‹ traditionalisme éclairé ›.
Il l’a prouvé en restaurant à son usage, avec une vigilance quasi-janséniste, un typographisme classique d’usage courant. Chaque lettre agrandie à 20 fois d’après l’original Saint-Augustin, a subi des modifications équivalant à une ‹ re-création › correspondant aux nécessités techniques de chacun des trois procédés de fonte. Au cours de cette révision exigeante, le prototype Garamond a incontestablement perdu de sa fantaisie originelle : sa liberté graphique, les variations de pente entre les lettres, ce reste de calligraphie qui faisait son charme dans la version d’origine. Cela est encore plus vrai de l’italique, inspirée – elle – par une fonte de Robert Granjon, de la même époque et du même catalogue. Elle est devenue un ‹ caractère penché › affranchi de l’influence italianisante des écritures de chancellerie.
Mais ce qui a émergé est quelque chose, pour le typophile, d’infiniment émouvant : expurgé de ses gentillesses ronsardisantes, le Garamond structurel Sabon se révèle l’expression la plus pure, la plus populaire, de la lettre d’Occident absolue. Ce n’est pas un caractère modernisé qui apparaît, mais le visage retrouvé de types analogues plus anciens, Sabon réalise, avec l’autorité de la technique industrielle, le vieux rêve de Geoffroy Tory; l’idéal virginal des pages où Nicolas Jenson, dès 1472, avait réalisé le bas-de-casse humanistique dans sa candide et parfaite lisibilité, telle que l’entend toujours notre fin de siècle après un demi-millénaire (…).
L’obligation de ménager la régularité des approches donne en effet à la page Sabon la même unité de ton que la page Jenson; la main de l’artiste se montre particulièrement légère dans le liant des pleins et des déliés, au lieu d’insister sur les contrastes, comme feront Caslon et Baskerville. Pour autant dire, il y a peu d’italianismes dans le Sabon mais une très pure essence de gallicisme classique, qui le rend éminement propre à la composition de la langue française. Par son origine et son traitement, Sabon s’intègre avec évidence dans notre sensibilité nationale.
L’heure est venue de rendre hommage au programme hautement intelligent de l’Association allemande des Arts graphiques, au choix véritablement humaniste de la ‹ Garalde › Sabon, à l’achèvement raffiné de la réalisation d’un véritable docteur de la pensée typologique: Jan Tschichold. Ici comme dans le reste de son œuvre, le grand Européen a illustré une sentence que nous confiait naguère notre regretté maître Stanley Morison : ‹ N’oublions jamais que la Typographie n’appartient pas d’abord à l’artiste – mais d’abord au philosophe ›. »