Les masques du théâtre Nô

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Extrait de l’ouvrage
Yves Le Fur, Masques : Chefs-d’oeuvre du musée du quai Branly,
MUSEE DU QUAI B, Paris, 2010.

« Les formes du masque en Asie s’inscrivent dans l’univers codifié de l’art dramatique. Le masque évolue le plus souvent porté sur scène, donnant vie aux nombreux personnages du nô japonais. Cette constance du répertoire formel correspond également à la diffusion du modèle culturel des épopées du Râmâyana et du Mahâbhârata qui inspirèrent l’essentiel des pièces. La fonction de purification du masque est souvent contrebalancée par des interludes qui démontrent la nécessité de combiner le comique et le tragique.

Le Nô est considéré comme la forme la plus achevée du théâtre japonais. Cet art dramatique dérive de traditions plus anciennes de danses religieuses et de pantomimes présentées dans les temples et revisitées au XIVᵉ siècle par Kan’ami et son fils Zeami. Ces 2 auteurs des drames du Nô codifièrent également le port des masques et des costumes. L’art du masque sculpté connut un grand rayonnement pendant la période Edo des XVIᵉ – XIXᵉ siècles : plusieurs ateliers se spécialisèrent dans sa production et l’apprentissage du nô entra même dans l’éducation de l’élite.

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Les masques du théâtre nô se répartissent en cinq catégories : les masques d’esprits, d’hommes, de femmes, de démons et de vieillards. Ceux utilisés aujourd’hui sont des copies de chefs d’œuvres anciens. Ces Nômen d’origine sont conservés dans les maisons du nô depuis des générations. Sculptés dans du bois de cyprès (hinoki) et peints, ils constituent les 60 masques de base. Au total, il existe 250 masques.

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Dans le nô, seuls les acteurs principaux portent des masques de bois laqué dont les traits et expressions définissent le personnage et synthétisent l’atmosphère d’une pièce. La lenteur hiératique des mouvements associée à la somptuosité de costumes très élaborés permet à l’acteur de communiquer des émotions diverses sous l’aspect inchangé du visage. Les mouvements de tête de l’acteur, préétablis par un code et des conventions, expriment la diversité des états d’âmes. Ces attitudes sont valorisées par des jeux d’ombres et de lumière, qui permettent de communiquer une émotion fugitive et de valoriser le moment crucial de l’action.

Les traits distinctifs des masques associés à la douceur des volumes et des coloris participent donc d’une recherche d’équilibre. Un réalisme nuancé de symbolisme contribue ainsi à l’expressionnisme qui constitue l’essence du masque nô.

Chûjô :

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Masque du théâtre Nô,
milieu du XXᵉ siècle, bois sculpté, peint et laqué, 20,6×13,6x8cm,
Musée du Quai Branly, inv. 71.1969.125.14.

Description :
bois léger peint en bistre clair. Visage en ovale régulier, lisse, aux traits presque effacés. Nez charnu, aux narines gonflées et écartées ; bouche ouverte, fine, aux lèvres soulignées de rouge, montrant une rangée supérieure de dents noires.

Masque appelé Chûjô, il représente un jeune homme de l’aristocratie de l’époque classique Heian (VIIIᵉ – XIIᵉ siècles). Il se reconnaît à ses sourcils relevés, légèrement froncés, qui expriment une profonde tristesse. Cette mélancolie affectée est souvent utilisée pour incarner le drame du prince Genji dans le conte de Genji (célèbre conte japonais), ou encore celui d’un jeune guerrier qui apparaît à sa veuve en rêve et lui raconte sa noyade, au moment de la chute du clan Heike.

Doji :

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Masque du théâtre Nô,
bois sculpté, peint et laqué, 20,6×13,6x8cm,
Musée du Quai Branly, inv. 71.1977.59.1.

Description :
Masque de forme ovale représentant un jeune homme avec la bouche et les yeux légèrement ouverts. Bouche peinte en rouge. Fins traits noirs indiquant la chevelure, qui couvre une grande partie du front. 2 trous au niveau des tempes permettaient de faire passer un cordon pour maintenir le masque sur le visage de l’acteur. 5 autres trous au niveau des yeux, des narines et de la bouche.

Ce masque Doji est l’archétype du masque du théâtre Nô par la blancheur laiteuse du visage, les yeux mi-clos et les dents noircies caractéristiques de l’aristocratie. Il représente un jeune homme dont le regard, la fine chevelure noire qui frange le modelé du front et les fossettes discrètes soulignent la jeunesse.

Sankôjô :

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Masque du théâtre Nô,
bois sculpté, peint et laqué, 30x16x11cm,
Musée du Quai Branly, inv. 71.1964.5.568.

Description :
Visage de vieillard émacié, tout ridé : sillons profonds et plus couvrant sur les joues, marquant le milieu du front. Bouche souriante aux lèvres rentrées, soulignées de rouge, encadrée d’une moustache effilée le long des commissures ; longue et maigre barbiche en crins, dédoublée, partant d’une part sous la lèvre inférieure et, d’autre part, sous le menton. Front encadré de 2 minces et longues mèches de cheveux, qui partent des tempes et sont repliées et fixées en leur milieu. Oreilles en faible relief, aux lobes inférieurs très distendus.

Sankôjô, avec son visage émacié, animé par une expression à la fois souriante et amère, appartient à la catégorie des masques de vieillards malicieux, les jômen. Parmi les masques des patriarches, il incarne le fantôme des valeureux guerriers tombés au combat. Ceux-ci se manifestent aux vivants sous la forme d’un vieux pêcheur ou villageois. La chevelure ramenée au sommet du crâne en 2 lobes distincts et les rides profondes qui sillonnent le front sont caractéristiques du sankôjô. Le nom du masque rappelle celui de Sankôbô (v. 1532), moine bouddhiste qui fut le premier sculpteur spécialisé dans ce type de masques.

Yase-Otoko :

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Masque du théâtre Nô,
bois sculpté, peint et laqué, 20x14x7cm,
Musée du Quai Branly, inv. 71.1964.5.576.

Description :
Masque représentant un homme au visage émacié et au teint gris. Front nu encadré par des mèches de cheveux peintes en noir sur les tempes. Arcades sourcilières dans le prolongement de la ligne du nez. Elle sont surmontées de sourcils en arc de cercle peints en noir. Yeux en forme de losanges, enfoncés dans les orbites et percés de 2 trous. 2 trous au niveau des tempes permettent de faire passer un lien pour maintenir le masque sur le visage de l’acteur. Bouche ouverte surmontée d’une moustache peinte en noir. Une rangée de dents noircies est visible. Les lèvres sont peintes en rouge. Une barbe et une petite barbiche sont peintes en noir.

Yase-otoko, avec son visage au teint terne et ses pommettes saillantes, sublime l’esprit de l’homme mort qui subit les affres de l’enfer à cause de ses transgressions passées. Le masque yase-otoko entre dans la catégorie des esprits.
Ses traits anguleux renforcent le caractère fantomatique du masque, expriment l’angoisse et suggèrent la grande détresse du personnage. Les masques de fantômes sont parfois dits « d’esprit vengeur » et traduisent la colère, la jalousie ou la haine qui submergent la créature représentée.

Okina :

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Masque du théâtre Nô,
milieu du XXe siècle, 32×13,5x7cm,
Musée du Quai Branly, inv. 71.1969.125.13.

Description :
Masque en bois peint blanc, représentant un visage ridé, sourcils, moustaches et barbe en crin, mâchoire articulée.

Ce masque aux rides profondes, aux yeux rieurs et à la machoire articulée figure l’un des plus anciens personnages du nô, Okina. Ce personnage matérialise l’incarnation d’un dieu dans le corps d’un vieillard, Hakushiki-jô ; ce dieu âgé et souriant symbolise la paix et tient toujours le rôle principal dans les pièces d’Okina. Dès le XIIᵉ siècle, la danse du vieillard garantissait la longévité humaine et l’abondance des récoltes. L’origine des masques okina remonte aux représentations des troupes du sarugaku et du dengaku, avant l’apparition du nô. Ils étaient également utilisés dans les prières et célébrations rituelles. Les plus anciens masques okina constituent des objets sacrés conservés dans des temples.

Usobuki :

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Masque du Kyogen,
bois sculpté, peint, poils, cordon, 20x14x7cm,
Musée du Quai Branly, inv. 71.1964.5.574.

Description :
Masque peint en brun clair. Yeux ronds exorbités percés de 2 orifices et cerclés de noir. 4 rides en « V » sont disposées sur le front. Sourcils peints avec de fins traits noirs disposés en oblique. 6 touffes de poils pour la moustache et 3 pour la barbe sur le menton. Bouche serrée.

Les masques du kyogen interviennent comme intermède burlesque alternant avec les séances du nô. Le contraste entre les farces satiriques du kyogen et les drames poétiques du nô se retrouvent dans la physionomie des masques. Ainsi le masque usobuki se reconnaît à ses yeux ronds écarquillés.
Le kyogen met en scène des personnages anonymes dans les situations du quotidien avec des masques d’un réalisme prononcé aux expressions exagérées et destinées à provoquer l’hilarité des spectateurs. Défiguré par la grimace de sa bouche, protubérante qui indique qu’il est en train de siffler, Usobuki incarne l’esprit des moustiques et des champignons.
Les masques du kyogen sont moins nombreux que dans le nô, il en existe 50 types pour un répertoire de 250 pièces. Ils diffèrent des masques du nô par les expressions plus ou moins figées des personnages qui ne se prêtent pas aux subtiles variations des émotions. Ces masques traduisent les problèmes de la condition humaine avec des expressions amusantes, absurdes et exagérées.

Ôbeshimi :

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Masque du théâtre Nô,
milieu du XXe siècle,
bois sculpté, peint, 21x18x7cm,
Musée du Quai Branly, inv. 71.1969.125.9.

Description :
Bois laqué de brun et de noir. Laque dorée sur les yeux, rouge sur le coin externe des yeux. Face externe convexe, modelée de reliefs très accusés ; face interne concave, avec logements percés de trous pour le nez et les yeux. Visage à tendance piriforme contracté, de démon en colère : longue bouche serrée, hermétiquement fermée, creusant les joues ; menton crispé, remontant ; nez dilaté aux narines retroussées, joues refoulées vers les yeux, gros, globuleux et rapprochés, abrités sous d’épais sourcils noirs, froncés ; front étroit et lisse.

Les masques de démon se reconnaissent aux reliefs très accusés de leur large visage et à la couleur or de leurs yeux globuleux. Ces masques sont de 2 types, ceux à la bouche ouverte et ceux dont les lèvres restent hermétiquement fermées comme l’ôbeshimi. Bien qu’il ne soit utilisé que dans 5 pièces du nô, Ôbeshimi incarne parfois Dairokuten, l’un des 10 rois des enfers, mais il représente le plus souvent un des esprits du mal les plus maléfiques qui se targuent de menacer le genre humain. Le masque de l’ôbeshimi est une adaptation, pour le théâtre du nô, d’une forme existant pour un art dramatique plus ancien, le sarugaku. De tous les masques nô, c’est celui dont les traits ont été le plus outrés afin d’exprimer l’âpre brutalité des êtres surnaturels. »