Traduction de Françoise Granjean & présentation de Gérard Blanchard. Jan Tschichold parle de typographie.
In: Communication et langages. N°63, 1985. pp. 54-70.
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« Les deux personnalités qui ont marqué la typographie du XXe siècle sont Stanley Morison et Jan Tschichold. » C’est ainsi que commençait un article sur le grand graphiste allemand publié dans le N°25 de la présente revue. L’apport aux métiers de la chose imprimée de ce créateur est en effet capital. Et justifiait, pour le lecteur français, cette seconde étude.
« […] Tout d’abord Tschichold constate que “ les formes classiques de lettres sont restées jeunes et pleines de vitalité ” malgré les diverses variantes redessinées par Rudolf von Larisch (dès 1910) et ses contemporains. “ Une forme personnelle de lettre de n’importe quelle période a toujours pour point de départ une forme classique […]. Chaque personne qui dessine ou peint des lettres devrait aller tout de suite aux meilleures sources et les étudier soigneusement […]. Chaque style de dessin est soumis à sa propre loi, sa propre forme définie […]. Les proportions changent avec chaque style de lettre […]. De tout temps c’est l’œil humain, un œil extrêmement sensible et expérimenté qui a trouvé les proportions déterminées des styles de lettres […]. Le compas et la règle sont de bons auxiliaires techniques mais ce ne sont pas eux qui créent les formes […]. On a tenté de réduire et de figer les formes de lettres en quelques rapports numériques simples ou dans des constructions géométriques faites au compas […]. Les célèbres lettres de Luca Pacioli (1509) et celle de Durer (1525) ne sont pas les meilleurs modèles […]. L’œil seul et non l’esprit peut créer et percevoir l’harmonie d’une lettre. ”
S’ensuit une série d’exemples, pris dans des logotypes contemporains, qui sont vivement critiqués pour des raisons précises. “ Dans un groupe de lettres, aucune lettre — conclut-il — ne doit se détacher des autres, telle est la règle la plus importante. Même un dessin de lettre très ordinaire demande une certaine unité et une harmonie dans tous ses détails. Lorsqu’on parle de bonnes lettres, cela signifie plus qu’un ensemble composé de lignes. Tout le monde ne reconnaît pas l’importance des formes internes, la forme des espaces blancs, en négatif, au cœur de la lettre. Une lettre parfaite a toujours des espaces internes très beaux. Le mouvement et la silhouette de ces espaces doivent être aussi purs, simples et nobles que ceux des formes pleines. ”
Tschichold, à propos de ses exemples, parle de l’image du mot et de ce qui la conditionne : “ la relation équilibrée entre les largeurs de toutes les lettres de bas de casse ” (minuscules), et “ la longueur des ascendantes et descendantes par rapport à la hauteur du n… ” Les ascendantes et descendantes d’un style de lettres caractérisent l’image d’un mot. Si les ascendantes et descendantes sont trop courtes, l’image du mot n’est plus nette […]. Une belle lettre doit être claire et compréhensible… Les descendantes ne doivent pas être plus courtes que les ascendantes. ” Tschichold remarque qu’historiquement, il n’y a pas de rapport entre capitales et bas de casse ; les formes que nous utilisons sont issues de la Renaissance. “ Bien sûr, les capitales sont, et doivent être, toujours un peu plus épaisses que les minuscules, mais cela ne doit pas sauter aux yeux, on ne doit le découvrir qu’en les mesurant. ” Les nombres — “ …ils ont des ascendantes et des descendantes tout comme les minuscules. Bien entendu, il est quelquefois opportun d’utiliser des dessins de nombres de hauteur égale, comme dans une ligne de capitales, mais ces occasions sont rares. Un nombre avec des ascendantes et des descendantes n’est pas seulement plus joli, mais aussi plus lisible si on l’utilise avec des formes anciennes de bas de casse. ” Ainsi Tschichold met en évidence l’hétérogénéité des formes de notre écriture. “ Ce n’est qu’après une étude minutieuse et beaucoup de pratique de recopiage que l’on peut saisir l’importance vitale de chaque détail et de la spécificité de chaque lettre au sein de l’alphabet tout entier. ”
L’espacement visuel des lettres
La spécificité des capitales pose donc un problème très différent dans leur composition de celui posé par les bas de casse. “ Ce qui compte c’est l’espacement visuel des lettres. ” Premier principe : “ On ne doit pas altérer les lettres ”, d’où il ressort qu’il vaut mieux les interlettrer que de les serrer. “ L’espacement équilibré des lettres sans-serif est plus difficile à réaliser car la moindre faute paraît accentuée. ” Le O ainsi que les lettres ouvertes (L ou V) posent des problèmes. “ Si on place la lettre voisine suffisamment loin du O de façon à ce que l’espace blanc qui borde la circonférence du O soit optiquement égal au blanc intérieur, le trou disparaît alors. J’appelle ce procédé neutralisation. L’espacement minimum entre les capitales doit toujours respecter cette valeur optique… ”
Le “ NUN ” (en capitales), comme le mot “ nun ” (en bas de casse), doit être disposé de façon à ce que les six lignes parallèles soient à peu près à égale distance les unes des autres.
Ce principe, selon Tschichold, permet d’obtenir un “ rythme harmonieux ”. “ En règle générale, pour que les capitales soient vraiment harmonieuses, elles ne devraient jamais paraître emmêlées par manque d’espacement même si elles ne sont pas composées de lettres ouvertes. Entre les mots, il faut mettre une distance équivalente à celle de la largeur d’un I, en comptant, en plus, bien sûr, les espace cements accompagnant la lettre. ” Pour Tschichold la règle de la distance d’un O ou d’un N n’est pas bonne. Mais “ à un espace cernent plus large des lettres doit correspondre un espacement plus large des mots ”. La ponctuation des capitales “ n’est pas réellement indispensable ”. Si l’on met un point, celui-ci ne doit pas être collé. Les barres à la place des points appartiennent aux styles gothiques (schwabacher et fraktur). “ …la hauteur de la lettre et l’espace entre les lignes de capitales doivent être proportionnels […], la distance entre les lignes équivaut à la hauteur des lettres […] et ne doit jamais être inférieure […]. Une autre bonne proportion est 1 à 2, l’espacement des lignes est alors exactement le double de la hauteur, des lettres. ”
En ce qui concerne le bon usage des bas de casse, Tschichold fait d’abord remarquer que “ nous sommes trop conditionnés par la valeur médiocre des dessins de lettres qui nous entourent pour noter les défauts dans les images de bas de casse… ”. Autrefois “ les lettres bas de casse n’étaient pas aussi rapprochées les unes des autres qu’elles le sont maintenant […]. Les maîtres du dessin de la lettre d’autrefois appliquaient la règle suivant laquelle tous les traits de base d’un mot devaient être placés à égale distance les uns des autres. De nos jours, on n’en tient pas compte […]. La règle d’autrefois reste pourtant valable. Ce n’est qu’en la respectant qu’on arrivera à éliminer les vides créés par les lettres k, r, t, v, w, x y, z ou les trous résultant de l’emploi de b, d, o, p, q. ”
L’espacement des lettres bas de casse devrait toujours être l’espacement normal, car l’irrégularité dans leur contour est plus grande que dans celui des capitales […]. Grâce à leur forme caractéristique, les mots en bas de casse sont beaucoup plus faciles à percevoir que les mots en capitales. ” Tschichold alors se lance dans la démonstration que connaissent bien les lecteurs de Communication et langages, et qui est celle de la lecture des lettres par le haut. “ Le cerveau capte la silhouette, l’ensemble des mots composés en bas de casse, alors qu’il déchiffre lettre par lettre les mots en capitales. Mais nous ne lisons pas que la silhouette. On peut prouver facilement que l’œil capte la partie supérieure de l’image du mot […]. Ce que nous lisons dans une lettre, ce sont ses traits caractéristiques et non les traits communs à l’ensemble des caractères de l’alphabet. ” Quant à l’espacement entre les mots, selon Tschichold, il est toujours trop grand ; il devrait être “ à peu près deux fois le tiers de la hauteur du n […]. Ce qui compte dans tout cela, c’est la valeur optique de l’espace » Le plus petit espacement des lignes — interlignage — est celui dans lequel les descendantes de la ligne supérieure touchent les ascendantes de la ligne en dessous […]. L’espacement des mots est considérablement plus petit que l’espacement des lignes. ”
Voilà, quelques rapides extraits d’un «bon sens» dicté par la longue expérience d’une manipulation exigeante. Ce sont des conseils pratiques avec la démonstration de bons et mauvais exemples opposés. Cela part de l’image de mot, du logotype pour arriver aux lignes et à la composition. […] »
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