Photographie du portrait : Kurt Wyss
Les images de l’article sont tirées du site invaluable.com
Le texte de ce portrait est une libre interprétation et traduction
des articles de graphéine & artifiche
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Parler de style suisse n’est pas incompatible avec humour et le travail de l’affichiste et graphiste suisse Herbert Leupin (1916-1999) en est la preuve. Retour en image sur le travail d’un des artistes les plus prolifique et emblématique de la conception graphique suisse de son époque.
Après une formation remarquée à la kunstgewerbeschule de Bâle, un stage d’un semestre dans l’atelier d’Hermann Eidenbenz puis un passage chez Paul Colin à Paris. Herbert Leupin, de retour en Suisse travaille brièvement pour Donald Brun puis s’installe enfin à Augst en 1937 comme graphiste indépendant. 1939 marque le début de sa carrière avec une première commande pour la boucherie bâloise Bell. L’affiche réalisée montre un appétissant assemblage de viandes, disposées avec goût sur une planche à découper, sur laquelle il propose astucieusement d’inscrire le logo de Bell directement sur la poignée, le succès sera immédiat.
Les premières realisations de Leupin sont fortement influencé par la Neue Sachlichkeit (Nouvelle Objectivité), et plus particulièrement un sous courant de celle ci, le Magischer Realismus (Réalisme magique). Style presque exclusivement utilisé par les agences de publicité bâloise et très en vogue entre 1930 et 1950. Il représente alors dans ses compositions des produits surdimensionnés, au rendu quasi photographique, dont les exemples les plus frappants sont les affiches produites pour l’administration de l’eau minérale Eptinger Sissach ou encore les publicités de savon pour l’entreprise Steinfels AG Zürich et le fabricant du shampooing Pantene.
Après avoir épousé Elsa Schaumberger en 1945 avec qui ils auront rapidement deux enfants, ces années marquent un véritable tournant stylistique dans l’œuvre de Leupin, il commence peu à peu à se détacher de ce style de représentation et cherche de nouvelles formes d’expression, plus libre et plus artistique, recourant de plus en plus à des collages, photomontages, des compositions purement typographiques ou des dessins colorés et pleins d’humour. Les animaux seront d’ailleurs une source d’inspiration intarissable pour lui. La célèbre vache Milka en 1952 ou encore pour les cigares Rössli pour qui il fera fumer un cheval – il s’agit en fait d’un jeu de mots sur Rössli, qui signifie petite cheval en Suisse allemand – ce qui lui vaudra sans surprise quelques soucis avec la ligue de protection des animaux mécontente du choix du sujet.
« L’expression personnelle est sans doute le degré le plus élevé auquel un réalisateur en art graphique puisse prétendre. Je m’explique : pour un artiste, de manière générale, le succès c’est de rester fidèle à soi-même. »
L’une des plus belle et plus marquante réalisation de cette époque et sans aucun doute l’affiche pour la Tribune de Lausanne, le quotidien romand du matin de 1955, il crée l’un des assemblages, image-mot les plus synthétiques qui soient en associant le matin et le journal dans cette cafetière blanche animée par son couvercle incliné.
À partir des années 60-70, Leupin commence une activité plus artistique. Les limites étaient souvent floues entre ses commandes publicitaire et ses affiches plus artistiques. L’affiche pour les Chemins de fer fédéraux suisses(SBB) a été créée en réponse à la crise pétrolière en 1978 et a causé beaucoup de malaise parmi les lobbys automobiles. L’affiche a été affichée que pendant deux semaines avant d’être retirée. Son trait prend de plus en plus de liberté. Son style évolue vers une certaine abstraction. Il commence également dès le début des années 60 à peindre des clowns pour le Zirkus Knie, qui devinrent sa marque distinctive et populaire . Beaucoup des affiches de Herbert Leupin furent primées et son travail fut à de nombreuses reprises récompensé et exposé à travers le monde.
Portrait de Herbert Leupin,
extrait de l’ouvrage graphic designer Europe N°2, 1972
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« Quel est pour nous l’attrait des affiches de Herbert Leupin ?
À l’origine, elles étaient considérées comme œuvres d’imprimerie destinées à être exposées durant quinze jours, voire un mois contre les façades, puis à disparaître sous d’autres affiches. Elles furent nombreuses en trente ans : plusieurs centaines. Avons-nous conservé le souvenir précis d’une seule d’entre elles ? Établir un choix des œuvres de Herbert Leupin, c’est s’astreindre à suivre un processus très particulier, que ce soit dans l’une des nombreuses expositions, collections d’affiches, ou plus modestement parmi les reproductions, même si ces dernières sont simplement en noir et blanc et de format réduit.
Ce qu’elles expriment encore de nos jours par l’image et par le texte – Achetez !… Fumez !… Utilisez !… Allez !… – ne peut plus être pris que rarement dans un sens impératif. Nous arrivons trop tard, les ans se sont écoulés… La qualité essentielle de ses affiches résidait dans son talent d’expression, phrases percutantes, qui maintenant, se lisent comme le carton d’invitation de notre propre baptême retrouvé dans le désordre oublié d’un fond de tiroir. Il est bien évident que certains slogans sont encore d’actualité, les exemples ayant été généralement puisés dans la vie courante, mais leur insertion dans l’ensemble de l’affiche apparaît désuète, dépassée. Aujourd’hui, nous ne sommes plus ni l’objectif ni la victime de telles affiches, les rôles sont inversés : nous analysons, nous jugeons. Le faisons-nous réellement ?
Avant toute chose, il faut considérer que les normes d’appréciation en 1969 ou en 1971 ne sont plus celles qui prévalaient en 1959 ou en 1949. Cela ne provient pas de ce que la génération nouvelle juge les œuvres de Herbert Leupin d’un œil critique, nouvelle vague. (Personne ne met en doute la maîtrise de son art, la place exceptionnelle qu’il occupe parmi les artistes de sa génération, ni la puissance et la qualité extraordinaire de ses réalisations publicitaires.) Le phénomène s’explique par l’apparition d’un vocable nouveau de consonance étrangère, qui a pénétré dans le jargon des jeunes et, telle une eau-forte corrosive attaque le style, la couleur, le papier, jusqu’au mur du panneau d’affichage.
Affichage suisse : notre art de l’affiche jouit d’une réputation mondiale, il doit cette estime à son format DIN A ZERO, appelé format universel. Et, le point capital de cette dénomination format universel est connu : la Suisse est le seul pays au monde qui l’utilise … typique !. Assurément, les prescriptions d’ordre et d’affichage sont typiques, une démonstration de démocratie étalée au regard de tous les touristes étrangers : les chances égales pour chacun. (Ce que l’on dissimule, c’est le monopole de la corporation, le marché fermé des concessionnaires, les mesures répressives qui frappent les indépendants.) C’est peut être ce qui explique nos honnêtes et provinciaux panneaux d’affichage si dépourvus de geste, sans battement de cœur et sans nerf citadin. Herbert Leupin a été l’un des premiers à rompre les normes de la largeur imposée en jumelant deux ou trois affiches. En suite de quoi, la Société d’Affichage (tout comme les CFF, pour le skieur malchanceux qui porte un plâtre) double ou triple le prix de la place. Depuis peu cependant, il existe aussi dans des villes suisses, contre les murs aveugles et les palissades qui entourent les chantiers, des formats géants de ce style réaliste et bariolé propre à la publicité de films ou de cigarettes comme il y en a partout dans le monde : cris d’allégresse immenses qui dominent le murmure de la cité et jusqu’à présent encore jamais récompensés par un Jury helvétique
Affiche ou poster ?
Le néologisme aux vertus corrosives que nous avons évoqué précédemment est poster. Selon le lexique, c’est l’expression anglaise pour affiche, mais en tant que mot dans le vent, poster signifie bien davantage. Il y a un monde entre les posters et les affiches. Que d’illusions, que de promesses, que d’émotions et quelle révélation réaliste des forces brutales et vulgaires qui régissent l’univers sont contenues dans ce vocable. Les posters sont actuellement aux affiches, ce qu’étaient, il y a cent ans et plus, les œuvres artistiques de l’époque Louis-Philippe pour les Libéraux de 1848 ou pour les Communards de 1871.
Une affiche des plus récentes et parmi les meilleures de Herbert Leupin, une réalisation d’un seul jet, sert à la publicité d’une mécanique de ferronnerie mobile Hannibal de Jean Tinguely. À vrai dire, personne n’a jamais douté que les machines trépidantes de Tinguely ne soient une survivance des automates ronronnants, à remontoir, des siècles passés. (D’autre part, on doit admettre qu’après la tempête des émotions suscitées par les posters et les buttons, une autre forme de penser analogue s’imposera à son tour, tout comme après 1848 et 1871 la pseudo bourgeoisie a vu le jour. Cette fois, probablement, ce sera un ordre pseudo-social et une suprématie industrielle.) Tout compte fait, en toute simplicité, nous soulevons la question : Herbert Leupin a-t-il réalisé des posters ? La réponse sera pour nous un cas de conscience. Nous sommes complices, ô combien ! dans cette question indécise. Lorsque nous vantons le réalisateur d’un nombre si considérable d’affiches à succès, nous faisons notre propre éloge.
L’école de Bâle occupe une place très particulière dans les conceptions des arts graphiques modernes, par le fait même que de manière inconsidérée elle suit deux tendances absolument opposées, d’une part, les illusionnistes comme Stocklin, Brun, Leupin et Birk hauser, de l’autre, les concrets comme Hofmann et Ruder. Et puis on parle d’un art d’affiche suisse ! Durant les décennies qui ont suivi la guerre, cet art fut le sujet de nombreuses expositions itinérantes qui firent le tour du monde et soulevèrent partout tant d’échos flatteurs que nos journaux pouvaient annoncer fièrement qu’à l’étranger, trois grands noms suisses étaient dans la bouche de chacun d’Osaka à Ottawa : Henri Pestalozzi, Ferdinand (pas Hodler)… Kübler (pas Arnold : Ferdi Kübler) et Herbert Leupin. Nous sommes complices.
Maintenant, lorsque nous désirons procéder au tri des affiches de Leupin, malgré la décantation normale qui s’échelonne sur trente ans, nous sommes d’emblée frappés par la constatation que toutes sont encore connues, chacune individuellement. Peut-être existe-t-il dans la série Eptinger un exemplaire que l’on a négligé en son temps, ou parmi les affiches réalisées pour l’étranger a-t-on omis l’une d’entre elles (‹ Eminence › ou ‹ Roth-Händle ›) ; leur parenté s’établit au premier coup d’œil. Tout au plus (éventuellement chez ‹ Salem ›) peut-on s’étonner : Quoi ? Encore un Leupin !
Puis, chose plus surprenante encore : on se retrouve soi-même comme, quand pour la première fois on a remarqué une affiche de Herbert Leupin. On se rappelle très exactement, peut-être pas l’année, mais l’époque, une certaine colonne d’affichage située à un carrefour, où, sous la pluie tombante on est descendu de vélo (en ce temps-là on se rendait à bicyclette à son travail). On se souvient de la vie d’antan qui sans doute est encore la nôtre actuellement, quoique maintenant plus tourmentée : les devoirs et les soucis, la bousculade dans le tram, le galop du lundi au vendredi, la routine du samedi et le rituel du dimanche. Le temps des vacances est encore lointain, une dépression sans fin règne entre les Açores et le pied sud des Alpes … mais on garde la cadence, car dans le plus ordonné des mondes possibles, tout est basé sur cet axiome : il faut maintenir la cadence. La radio commence la journée par des rythmes endiablés, la télévision termine la semaine par le message dominical, la presse du lundi avec ses suppléments sportifs reprend les informations déjà distribuées à la criée la veille dès 18 heures et de nouveau on est pris dans le courant du double aller-retour quotidien. Mais en somme, tout cela n’est pas si terrible : voici dans la rue, quelqu’un qui nous divertit par des propos plaisants. Il rapporte des faits divers (dont on saisit parfois des bribes à travers la vitre fermée d’un tram), il relate que le trompettiste de jazz a joué en duo avec le violoniste, qu’ils ont fait une ‹ pause » et qu’ils ont bu un Coca Cola ensemble… puis, en prestidigitateur chevronné, il explique comment on verse une poudre de café dans une tasse et… ecco ! Le café Ecco est prêt … il arrive que le cœur de l’enfant se réveille dans l’homme en écoutant l’histoire de ce gamin des bords du Rhin qui, en visite au Jardin zoologique, voit le cou de la girafe aussi long que la flèche de la cathédrale et large comme la place du marché de la ville de Bâle … Nous sommes devenus complices.
Nous avons tous lu et apprécié soit des historiettes, soit des drôleries qui frôlent le calembour : ‹ Ross » comme les cigares ‹ Rössli ›, ‹ E › comme l’eau d’‹ Eptingen ›. Nous avons résolu des énigmes, déchiffré des devinettes, tirant certaines vanités de notre astuce. Qui n’aurait compris instantanément en voyant le gant de laine troué laissant paraître un doigt montrant ‹ Trix ›, ou la cafetière découpée dans une ‹ Tribune de Lausanne ›, et, plus frappant encore cet écriteau tordu signalant ‹ Danger › (… ‹ il aurait mieux valu pour lui boire ‹ Eptinger ›… ).
Entre temps, nous nous sommes mués en automobilistes, experts en la matière, nous comprenons l’expression spécifiquement graphique : ‹ F.O.R.D. › (dans le texte, l’effet publicitaire devrait sous-entendre un sifflement après chaque lettre pour donner l’impression de la vitesse : F -pst ! 0 -pst ! R -pst ! D -pst ! , un sifflement prolongé qui fend l’air comme ‹ Ford ›). Et, c’est avec complaisance que nous avons essayé, en attendant le passage au feu rouge, de compter sur un autre panneau publicitaire combien de fois nous pouvions former le nom ‹ Ford › en lettres colorées, verticalement, horizontalement ou en diagonale… Nous avons été complices.
Partout, dans le plus incertain des mondes, sur ce champ de courses que l’on nomme centre commercial, dans le no man’s land des passages souterrains, dans la solitude des faubourgs où fleurit le forsythia, chaque fois nous nous sommes laissé distraire et impressionner par Herbert Leupin. Derrière la vague des posters, il existe un sentiment qui se refuse à continuer d’être complice. Parallèlement, ce sentiment est partagé par l’artiste. Alors que la génération des posters s’efforce de lutter contre cette complicité imposée à hue et à dia du lundi matin au dimanche soir en un engagement forcené, Herbert Leupin se tourne toujours davantage vers son Pierrot qui dès lors fait figure de désengagement. L’examen attentif des affiches des quinze dernières années met en évidence combien le personnage de clown, auquel il a été fait appel, a changé progressivement de caractère : il est de moins en moins clown niais et de plus en plus Pierrot muet. À l’occasion de la propagande pour son exposition personnelle au Musée des Arts décoratifs de Bâle, Herbert Leupin a pris comme thème son Pierrot dans une attitude calme, la plus immobile représentée jusqu’ici.
Dans le tumulte de la foule, à l’entrée, on entendait : ‹ Toutes les affiches de cette exposition présenteront-elles la même difficulté de lecture ? › En revanche, les collègues de la tendance concrète le félicitèrent (c’étaient peut-être les premières louanges sincères) pour l’heureuse intégration du texte et de l’image dans l’affiche. Les mandants qui confient aux affiches de Herbert Leupin la publicité de leurs produits et qui sont les plus satisfaits sont en premier lieu ceux qui désirent avant tout l’expression personnelle de l’artiste. ‹ L’expression personnelle est sans doute le degré le plus élevé auquel un réalisateur en art graphique puisse prétendre. Je m’explique : pour un artiste, de manière générale, le succès c’est de rester fidèle à soi-même. › »
Plus de ressources sur Herbert Leupin :
→ herbert-leupin.ch
→ L’article très complet de grapheine sur Herbert Leupin
→ La biographie en anglais sur artifiche.com
→ De nombreuses images sur invaluable.com
→ Une courte vidéo présentant le travail d’Herbert Leupin