Fernand Baudin, EMIGRE, les « nouveaux Primitifs » du graphic design
In: Communication et langages, n°89, 3ème trimestre 1991. pp. 61-72.
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Nous sommes en 1991, dans une petit libraire Bruxelloise, le typographiste Fernand Baudin tombe par hasard sur le magazine Emigre qui en est alors à son 20e numéro. Cet article est le fruit de son analyse et de ses remarques sur ces Nouveaux Primitifs du graphisme.
« […] D’après le dictionnaire, un émigré, c’est quelqu’un qui est obligé de quitter son pays pour des raisons politiques. C’est loin d’être le cas pour Rudy VanderLans. C’est peut-être bizarre, mais le fait est qu’il a quitté son emploi et sa patrie, les Pays-Bas – où se font actuellement des travaux parmi les plus originaux dans le domaine graphique – parce qu’il en avait par dessus les oreilles de faire des images d’entreprise. Selon lui, le graphic design se prête admirablement à l’expression personnelle. Or, je n’avais pas du tout le sentiment, dit-il, de m’exprimer en faisant des images d’entreprise. Après des études à Berkeley et un bref séjour comme designer et illustrateur au San Francisco Chronicle, il ne trouva rien de mieux pour s’exprimer que de fonder son propre magazine et de le baptiser EMIGRE, bien sûr.
Zuzana Licko, son épouse et partenaire, est d’origine tchèque. Après deux années d’architecture elle s’est lancée dans le graphic design. À présent, c’est elle qui dessine de nouveaux caractères pour chaque numéro d’EMIGRE en s’aidant du Mac, d’ATM et d’IBM. Caractères qui sont ensuite livrables en ce monde post-industriel, post-moderne, et en voie de déconstruction, partout où il y a des boîtes-à-lettres, au sens de Font-shops. C’est dans le même Graphic Design in America (p. 64) que Rudy VanderLans et Zuzana Licko se présentent eux mêmes comme les nouveaux Primitifs. Mais c’est au même endroit que l’on trouve ceci qui contredit tout ce que nous reproduisons, traduisons et commentons : « II n’y a pas de style d’ordinateur. L’informatique peut vous donner la composition typographique la plus courante aussi bien que les graphismes les plus sauvages. Prenez par exemple Zuzana Licko et Rudy VanderLans. Ils s’attachent aux contours les plus durs, ceux des premiers caractères, images et bitmaps obtenus par ordinateur. »
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(n°15, p.3) Traduction : Cette publication est consacrée à la création des caractères, à leur lisibilité et au besoin que nous éprouvons toujours d’en faire de nouveaux. (Tous ceux qui figurent dans ce numéro sont déstinés à la fois à être vus et lus.) Emigres. Commentaire : 12 lignes de 4 mots qui ne s’alignent ni à gauche ni à droite, dans un format de 425 x 280 mm, ne risquent pas de passer inaperçues et il faudrait exercer un effort délibéré pour ne pas les lire. Tout est nouveau sauf le schéma de l’alphabet romain minuscule. Aucune coupure. L’absence de toute capitale n’est pas vraiment une nouveauté. Aucune marge identifiable comme telle.
(n°15, p.5) Traduction : « Le caractère que vous visez fut dessiné pour Max Kisman, un graphic designer et illustrateur amsterdamois. Il fait partie des Ambassadors of Aesthetics qui se signalèrent à Emigre en lui adressant un exemplaire de leur TYP/Typografisch papier. De publication spasmodique, ce journal se consacre à la typographie, au dessin des caractères et à la littérature. Il prétend être unique en son genre en Hollande. Il a achevé de nous convaincre qu’il convient de changer d’attitude en matière de caractères et que nous n’étions décidément pas des marginaux en la matière. Les membres du collectif Ambassadors of Aesthetics alternent dans l’édition et la production de chaque numéro. Aussi présentent-ils souvent des idées originales et des critiques mordantes, et toujours sous une forme inattendue et tout à fait originale. Max Kisman est un des fondateurs de ce groupe et se fit d’abord connaître comme art director de Vinyl, un périodique indépendant qui défendait la musique punk et new wave en rivalisant de provocation avec elles. Etc. (…) Il a occupé la même fonction chez Language Technology… Il était tellement séduit par l’informatique qu’il avait dessiné un timbre sur Amiga pour les PTT hollandais avant même l’apparition de la PAO. » Commentaire : Le texte est composé dans un caractère que l’éditeur appelle orthogonal et dont le nom propre est , je crois, TT type 88 (?). Les 28 lignes de 14 mots alignent à gauche et à droite sans aucune marge à proprement parler. Comme elles ne sont décidément pas lisibles, n’en déplaise à Peter Mertens, l’auteur ou l’éditeur a translittéré l’orthogonal en caractères latins et dans un corps minuscule, presque microscopique, sur 30 lignes de 12 mots qui sont rendues parfaitement lisibles par un généreux interligne. On hésite à parler de Mallarmé qui aurait volontiers utilisé la PAO pour se dessiner des hiéroglyphes propres à écarter « les importuns, les intrus et autres philistins profanateurs » et pour n ‘être « déchiffré que des seuls adorateurs du beau inaccessible au vulgaire ; car il ne comprenait pas qu’un poète ne se contente pas des suffrages du sanhédrin de l’art ». On hésite parce que l’inspiration et les aspirations de l’auteur du Coup de dés sont encore plus éloignées des motivations de nos designers que leurs graphismes les plus ludiques ne le sont de ces caractères « dont l’épanouissement fleurit à chaque aurore les plates-bandes d’une tirade utilitaire ».