The Typography of Order / Ordnende Typographie / De l’ordre typographique
Article de Emil Ruder paru dans le Graphis de septembre 1959
–
« La typographie est avant tout conçue comme un moyen d’apporter un ordre déterminé auquel assujettir une variété de réalités diverses. Il ne s’agit plus d’ambitieux postulats esthétiques et de « créations », mais bien de répondre, formellement et fonctionnellement, aux exigences de la vie quotidienne. Premier principe: la claire lisibilité du texte. La masse « textuelle » d’une page doit être mesurée de manière à être assimilable sans inutile effort par le lecteur. Des lignes de plus de soixante lettres sont difficilement lisibles. Les espaces entre les mots et entre les caractères et les lignes se doivent d’être judicieusement proportionnés. Le problème de la forme ne se pose qu’une fois cette condition élémentaire dûment remplie. Mais bien entendu, ces règles ne signifient en rien une limitation de la liberté artistique, qu’il ne s’agit pas d’asservir à un système clos et rigide.
La typographie, caractérisée par la fabrication mécanique des caractères et un travail de composition à angle droit, exige une claire répartition de ses éléments, des proportions et une formulation sobres et strictes. Par opposition, la ligne libre d’une illustration — un cheveu, par exemple, ou le bouclement de quelque cordelette — constitue le plus éclatant contraste.
Toutes les tentatives en vue d’échapper à ces règles sont ennemies d’une typographie sainement conçue. Les irrégularités soi-disant « artisanales » de la forme des caractères et l’emploi de lettres alternativement variées ne sont que des corps étrangers empruntés à d’autres techniques de reproduction que la typographie, qui est, plus encore que l’art applique et publicitaire, une expression de notre temps; autrement dit elle est essentiellement précision et mise en ordre.
Rapports réciproques entre fonction et forme.
Lorsque l’on groupe des caractères pour en former des mots, des lignes, des paragraphes et des pages, nombre de questions se posent quant aux relations entre la fonction et la forme. Nous allons essayer d’en donner une idée eu moyen du mot buch (livre).
Dans la figure 1, on lit d’abord le mot lui-même (buch), et c’est seulement après coup que l’on perçoit une certaine image. En d’autres termes, donc, le primat de la lisibilité se trouve strictement observé. Or, on peut parler d’une bonne typographie lorsque le but à atteindre l’est en même temps d’une façon satisfaisante, ce qui est apparemment le cas ici. Avec la composition verticale de la figure 2, la lisibilité est amoindrie et la forme plus soulignée. Figure 3: composée de haut en bas, la ligne n’est plus qu’a peine lisible. Figure 4: l’image inversée comme en un miroir, bien que familière au typographe, est, pour le profane, illisible et n’est donc plus perçue qu’en tant que forme. La simple interversion des lettres (fig. 5), laquelle peut être formellement génératrice de beauté, rend, elle aussi, le mot illisible. (Ce qui rappelle également que les qualités formelles de la chose écrite ou imprimée apparaissent avec plus d’évidence dans une langue inconnue.) Dans la figure 13, les lettres sont ordonnées de façon tout à fait nouvelle, arbitraire. Courbes et droites s’unissent en un jeu formel sans signification verbale: la typographie a perdu son objet.
Les blancs.
Le blanc interne des caractères est essentiel, car sa forme propre est de la plus haute importance, tandis que les espaces entre les mots et les lignes contribuent à la lisibilité et à la beauté du texte. De même, les espaces non encrés, optiquement, ont une valeur incomparable.
Notre exemple fait voir des blancs de grandeurs et de valeurs nettement différentes dans la composition de trois lettres. Les intervalles sont étroits et, de ce fait, d’une blancheur plus intense; le blanc à l’intérieur de l’o est quelque peu plus assourdi, tandis que celui qui le surmonte est le plus faible. L’ensemble engendre un espace blanc plein de tension et de vitalité qui constitue par lui-même une valeur à laquelle la typographie a consciemment recours.
Unité formelle.
Tous les imprimés comportant plusieurs pages — Prospectus, revues et livres — exigent une unité formelle rigoureuse. Cette unité ne saurait présider à une page isolée, mais bien s’étendre l’ensemble et demande donc, de la part du typographe, une parfaite logique de conception. Le chaos typographique dont les horreurs foisonnèrent au début de notre siècle se montrait avant tout dans l’impuissance à relier formellement entre elles les pages d’un même ouvrage. L’un des postulats de l’assainissement de la typographie, inauguré par Williarn Morris, fut précisément le principe du “registre linéaire”, autrement dit de la concordance entre les lignes du recto et du verso.
Pour la typographie sainement moderne, la plus grande harmonie possible entre les diverses parties d’un ouvrage de plusieurs pages va pour ainsi dire de soi. Quand un livre est illustré, ses illustrations ne sauraient être arbitraires, mais doivent rependre un plan déterminé.
Les illustrations ci-contre montrent quelques-unes des pages d’un livre de conception formelle rigoureusement méditée: faux-titre, introduction, titre, copyright, tête de chapitre et page de texte. La hauteur des débuts de chapitre est la même d’un bout à l’autre de l’ouvrage et la disposition de la page de titre en adopte également le niveau. Le papier à lettre d’une entreprise commerciale doit être conçu selon la même logique. L’élément premier en est la feuille de papier à lettre proprement dite, à laquelle doivent se subordonner tous les éléments de la correspondance et de l’information: formulaires de factures et d’offres, mémorandums, cartes d’affaires et enveloppes.
Quadrillage.
Dans les imprimés nombreux changements de texte, de légendes et de format d’illustrations, la mise en forme peut prendre pour base un “quadrillage” ou division de la page en carrés. La stricte observation de ce schéma et des grandeurs qu’il implique entraîne une réalisation typographique sainement logique de toutes les pages. Plus les éléments du schéma, autrement dit les carrée, sont petits et nombreux, et plus les possibilités sont nombreuses elles-mêmes.
L’exemple de gauche montre un “quadrillage” de 36 carrés servant de base à la mise en forme d’un ensemble complexe d’images et de texte. Ce schéma au carré permet environ 70 grandeurs d’illustration et répond donc aux plus grands besoins éventuels de variabilité. L’exemple de droite illustre la mise en forme, selon le système du “quadrillage”, d’une page composée de deux illustrations avec sous-titre et texte…
Écriture et impression.
L’écriture manuscrite et l’imprimerie sont deux techniques entièrement distinctes et qui doivent nettement le rester. L’écriture manuscrite est personnelle, spontanée. Le caractère d’imprimerie, au contraire, fondu mécaniquement dans une même matrice, se répète toujours dans la même forme et, de ce fait, est impersonnel, universel. Sa nature, par définition anonyme et neutre, ouvre toutefois des possibilités formelles toujours renouvelées. Mais vouloir faire entrer la spontanéité du texte manuscrit dans la forme de la lettre imprimée (spécialement à l’aide de caractères imités de lettres écrites), équivaut à tenter l’impossible, car c’est prétendre concilier les inconciliables.
Nos deux illustrations montrent la même lettre de Paul Klee au marchand de tableaux Hermann Rupf. Dans le texte manuscrit, l’émotion de l’auteur apparaît avec évidence. Le même texte, composé en typographie, émet une impression toute autre: objective et documentaire.
Typographie et image
Dans les cultures de l’Extrême-Orient, image et écriture constituent une indissoluble unité. La technique du pinceau traçant les caractères et celle de le gravure sur bois sont conjointement déterminantes. Nous sommes loin, quant nous, de nous trouver dans une situation aussi enviable, et il ne nous est que trop souvent on ne peut plus malaisé d’accorder image et typographie. La typographie moderne n’en doit que plus intensément s’efforcer de tendre à réaliser l’harmonie de l’image et de l’écriture. Par exemple, la lettre, en adoptant la même intensité de trait que le dessin, pourra s’harmoniser à celui-ci. Au contraire, il n’est pas moins possible de mettre en contraste illustrations et caractères, par exemple le gris discret d’une surface imprimée avec le noir profond d’une illustration à encrage intense.
Notre exemple fait voir de quelle façon la typographie peut s’accorder avec le sujet de l’image: la dominante verticale du tiers gauche de celle-ci s’harmonise avec las surfaces de composition typographique en haut et en bas. »