Classification typographique, René Ponot,
In: Communication et langages. N°81, 1989. pp. 40-54.
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« Pour se comprendre, pour se transmettre, pour s’enseigner, toute branche d’activité humaine doit obligatoirement recenser, hiérarchiser, classer les éléments qui la constituent. Depuis plus de cinq siècles des artistes ont gravé, dessiné, numérisé de nombreux caractères typographiques ; le rythme de ces créations s’étant considérablement accru ces derniers temps, l’établissement d’une classification typographique s’imposait donc. En fait ce sont plusieurs classifications concurrentes qui sont apparues. René Ponot nous les décrit et nous les commente.
[…] Le besoin de classification ne s’est pas imposé dès l’invention des caractères typographiques. Leur nombre était insuffisant. Dans le premier traité de l’imprimerie connu (1723), Fertel réserve ses conseils à un seul type de caractère, celui créé trois siècles plus tôt par Nicolas Jenson. Après lui, Fournier le Jeune (1766) est plus disert, mais il ne classe pas, il énumère des catégories de caractères : romain (le Jenson, le Romain du Roi), italique (moderne et ancienne), bâtarde (ronde, brisée, ancienne), cursive française, lettres de somme, lettres de forme, lettres tourneures. Marius Audin rappelle que lorsque les didots firent leur apparition (fin du XVIIIe siècle) l’engouement fut tel que les imprimeurs n’eurent même pas la peine de les distinguer des caractères de naguère puisque ceux-ci disparurent aussitôt. Mais quelques années plus tard les complications se présentèrent. Les fondeurs, pour résister à la concurrence de la lithographie, se mirent à la gravure d’innombrables alphabets ornés, blancs, ombrés, imités des meilleures fantaisies des écrivains lithogaphes. L’époque Louis-Philippe en marqua l’apogée. Audin remarque aussi que c’est vers 1850, quand revinrent les formes prédidotiennes, qu’on commença à donner aux lettres des noms distinctifs. Perrin appela la sienne Augustal, Beaudoire Elzévir, Mayeur XVIIe siècle. Ce premier essai d’individualisation se généralisa immédiatement.
Après 1870, ce fut l’envahissement des produits des fonderies étrangères, allemandes principalement. Aussi, s’écrie Thibaudeau, quel encombrement, quelle accumulation d’éléments de composition ! L’affaire pour lui était d’importance, car il s’était chargé de l’édition de 1903 du Spécimen général de la fonderie de Georges Peignot et fils, qu’il ne savait comment mener à bien. Il s’en tira en se livrant à une rétrospective des caractères et ornements maison des XVIIIe et XIXe siècles, suivie d’une Annexe classant le reste de la production par époques de création : Premier Empire, Restauration, Louis-Philippe et Second Empire. Naturellement il aspirait à un classement plus rationnel. Abordant en 1915 son Manuel français de typographie moderne (1924), il fonda sa distinction entre caractères sur l’observation de la forme de leur empattement. Cette théorie simplificatrice, parfaite à ses yeux, ne pouvait, disait-il, être prise en défaut. Rappelons que l’empattement est la partie terminale des jambages des lettres, et plus spécialement des capitales ou majuscules. Il dégage ainsi quatre familles principales, qu’il baptise elzévir le cas d’empattements plus ou moins triangulaires, didot lorsqu’ils sont filiformes, égyptiennes s’ils sont quadrangulaires, les antiques en étant dépourvues. Tout le reste prend place soit dans les écritures soit dans les fantaisies. Ce fut un succès.
Durant le même temps l’effort des grandes fonderies mondiales pour doter la typographie de séries nouvelles ou de regravures se développait. Entre 1921 et 1938, la seule firme Monotype — pour ne citer qu’elle — mettait sur le marché 20 séries de caractères de texte (labeur) dont 19 entrant dans la seule catégorie des elzévir de Thibaudeau. Et l’offensive des fabricants s’amplifia encore après le deuxième conflit mondial. Tandis qu’à l’échelon national notre classification de Thibaudeau voyait craquer ses tiroirs, un égal besoin d’ordre se faisait jour chez tous nos voisins. A partir du début des années 50 fleurirent de nombreux projets de classification parmi lesquelles celles de : Berry-Johnson (Angleterre, 1953) 18 familles; Balding & Mansell (Angleterre, 1953) 9 familles; Bastien (Angleterre, 1953) 12 familles; John C. Tarr (Angleterre, 1955) 38 groupes en 11 familles; Aldo Novarese (Italie, 1957) 10 familles; R. H. Munsch (France, 1958) 10 familles; DIN 16518 (Allemagne, 1959) 13 familles et leurs sous-familles; Pellitteri (Italie, 1963) 10 familles; Jacno (France, 1978) 4 familles. II serait vain de décrire dans le détail les propositions des uns et des autres, d’autant que le recul du temps a permis de constater leur échec.
Leur premier point commun est de reposer sur des particularités formelles (parmi lesquelles, force est de le reconnaître, l’empattement, s’il n’occupe pas la place principale et même s’il ne dit pas son nom, n’est cependant pas absent). Leur second point commun — nous devrions dire tort commun — est de n’avoir pas su se passer de dénominations certes cataloguées mais qui changent de sens en passant les frontières, ce qui leur interdisait a priori de prétendre à l’universalité. Tel était le cas de l’Antique, chez nous caractère sans empattement, et de l’Antiqua qui désigne en Allemagne les caractères romains. Il en est de même pour nos Gothiques et les Gothics (sans empattement) des États- Unis. Etc. […] »
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