Bruno Munari

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Photographie du portrait :
© Atto Belloli Ardessi, Milan, 1988

« Déplaçant et déployant dans la vie quotidienne ses recherches continues sur la circulation et l’instabilité des formes, des signes, des couleurs, de la lumière, des mots, des images, il n’a eu de cesse d’allier imagination et méthode, invention logique et intuitive, au sein d’une démarche à la poursuite de l’essentialité des choses. Des premières peintures futuristes des années 1930 aux livres illisibles, des machines inutiles aux fourchettes parlantes, des xérographies originales jusqu’aux structures à haute tension des années 1990, Bruno Munari (1907-1998) s’est joué toute sa vie avec une grande économie de moyens des catégories et des disciplines, dans une tentative de les fondre dans une seule pratique radicale et généreuse de l’art, incitant chacun à développer sa propre curiosité et créativité.

Tout au long du XXe siècle, la pratique de Bruno Munari passe par le design, le graphisme, l’illustration, le livre, aussi bien que par les arts plastiques, la photographie et le cinéma. Sa recherche artistique, hétérogène et d’une grande cohérence, est indissociable d’une réflexion pratique sur la pédagogie. Tissant des liens entre créativité et vie quotidienne, il produit des œuvres originales et des objets édités, et initie tant des séminaires d’enseignement que des workshops pour enfants. Il a traversé et participé très tôt à différents mouvements artistiques des avant gardes du début du XXe siècle, comme le Futurisme ou le Surréalisme. Très impliqué dans le Mouvement pour l’Art Concret, fondé à Milan en 1948, qui regroupe, entre autres, des artistes comme Max Bill, Klee ou Kandinsky, il expérimente les formes géométriques, triangle, cercle, carré, cherchant à supprimer le superflu.

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– Un livre, qu’est-ce que c’est ?
– C’est un objet formé de nombreuses feuilles réunies par une reliure.
– Mais qu’est-ce qu’il y a dedans ?
– D’habitude il y a des mots qui, s’ils étaient mis bout à bout, formeraient une ligne qui aurait des kilomètres de long, et, pour la lire, il faudrait beaucoup marcher.
– Mais qu’est-ce qu’on lit dans ces mots ?
– On y lit des histoires très différentes, des histoires de gens d’aujourd’hui ou d’autrefois, des expériences scientifiques, des légendes, des pensées philosophiques ou politiques très compliquées, des poèmes, des bilans, des histoires de science-fiction…

– Bruno Munari, cit. Prélivres. Danese, 1980 –

 
Son travail concilie l’architecture, le design industriel et les arts visuels chers au Bauhaus. Dès les années 1930, le livre va devenir le support idéal de ses recherches artistiques. Formé par l’un des maîtres du Bauhaus, Herbert Bayer, Munari commence une activité graphique aux innovations radicales. Son goût pour la typographie l’amène à utiliser la lettre comme un langage en soi, à la manière du constructiviste russe El Lissitzky. Il joue avec les dimensions et les matériaux, mettant l’accent sur l’aspect tactile du livre-objet, sans oublier l’aspect ludique et l’humour. Ainsi, à partir de 1949 il crée les Livres illisibles, série directement issue de sa participation au Mouvement pour l’Art Concret. Ces livres, de format carré, ne contiennent aucun mot. Ils sont constitués de pages de différentes couleurs, découpées selon plusieurs formes géométriques. Le livre devient langage visuel, laissé à la libre interprétation du lecteur. La série des Pré-livres destinée aux tout-petits, est créée sur la même idée, douze petits livres carrés de 10cm sur 10cm publiés par Danese à Milan en 1980. Chacun d’eux diffère par son matériau — papier, carton, plastique… — et par sa reliure — spirale, raphia, laine. Visant l’art « de tous » et non « pour tous », Munari crée ces objets-livres dans un but d’appropriation par le lecteur. […]

– cit. programme de l’exposition Le sentiment des choses

 

Bruno-Munari-graphiste-IT-prelivres-1980-02

« Marinetti et lui travaillent tous deux sur des planches tactiles (assemblage d’éléments en relief tels que râpes à fromage, pointes de gramophone, etc. pour une lecture tactile aveugle) qui préfigurent sa réflexion sur le toucher concrétisée par Les Prélivres […] Il s’agit avant tout pour lui, dans une optique pédagogique, de développer la créativité pour aider à comprendre les formes et les couleurs, en une exploration visuelle. Son travail n’obéit à aucune règle et se base sur l’ouverture et le partage.

Les Prélivres relèvent de ce principe puisqu’ils travaillent sur la matérialité et permettent de faire comprendre la structure même du livre en établissant la différence entre une feuille et le livre par la primauté de sa reliure. Munari a ainsi réalisé une série de douze livres proches de l’objet, jouant sur les matériaux (laine et carton, mousse, feutrine, poil, bois, plastique, etc.), sur les formes et le mouvement (bonhomme, agrandissement, rétrécissement, etc.) et sur les couleurs (feuilles monochromes, transparents, etc.). Ce sont avant tout des livres tactiles que l’enfant doit manipuler et explorer sans retenu. Peu à peu, il va comprendre et prendre conscience des multiples possibilités qu’ils offrent. À travers ces livres, Munari cherche à faire entrer l’art dans l’univers de l’enfant mais aussi à faire découvrir l’invisible, ce que l’on ne voit pas et qui pourtant est contenu en tout objet.

Munari insiste sur l’importance du toucher et de la « surprise » qui permet de créer un lien affectif entre le livre et l’enfant, et qui vont l’amener à désirer en découvrir d’autres, les uns après les autres. Car l’enfant qui découvre un objet se tourne complètement vers lui pour le connaître et l’explorer. L’artiste italien va adapter le procédé de la découverte à l’ensemble de ses livres, privilégiant le livre en tant qu’objet et non pas seulement réceptacle d’un récit. D’ailleurs, le récit est quasi-absent dans les ouvrages de Munari. Il est suggéré plus qu’imposé. Liberté est donnée à l’enfant de découvrir son propre rythme de lecture et d’inventer sa narration au gré des découvertes.

Comme le Japonais Katsumi Komagata, Bruno Munari a d’abord fait ses livres pour son fils. Il s’est attaché également à mêler l’art à la vie en créant des objets qui s’intègrent harmonieusement à l’environnement social. Cette préoccupation l’a poussé à approfondir la relation à la lecture en inventant des habitacles pour des bibliothèques ainsi que le livre-lit / livre-lu, Il Libroletto, un livre de lecture modulable, en tissu, qui répond à cette définition de Munari : ‹ Un livre est un lit habité à sa façon par chacun de nous ›. » […]

– Nolwenn Chauvin, cit. paris-art.com

 
Bruno-Munari-graphiste-IT-workshop-enfant

Passionné de pédagogie, il crée des ateliers de découverte, à l’instar de celui installé en 1977 à l’École des Beaux-Arts de Milan. Les performances qu’il réalise pour le jeune public constituent une activité dont il ne se lassera jamais. Il dessine des Machines inutiles qui prennent la forme de mobiles suspendus, créés à partir de formes géométriques — vocabulaire formel que Bruno Munari expérimente aussi bien dans la bidimensionnalité que dans la tridimensionnalité — qui oscillent et se balancent dans l’espace. La machine, concept mythique pour les futuristes, devient un objet, privé de fonction.

« L’art ce n’est plus le tableau dans le salon,
c’est l’électroménager dans la cuisine »
– Bruno Munari cit. Il Giorno, 1966. –

 
En revanche, avec ses Sculptures de voyage, en carton coloré, il opte pour la ‹ fonctionnalité de l’art › et invente non sans humour un ‹ objet à fonction esthétique ›, pliable et à emporter avec soi dans sa valise pour personnaliser des lieux anonymes, comme les chambres d’hôtels par exemple. Dans sa série Négatifs-Positifs il relativise la hiérarchie entre fond et surface du tableau. Toutes ses productions, qu’elles soient dans le domaine du design, des arts plastiques, du livre interrogent le mode de production en série, les notions d’unicité de l’œuvre ou de l’objet. Ainsi, ses Xérographies, des ‹ études méthodiques réalisées avec un copieur électrostatique ›, sont conçues comme des photocopies originales. Bruno Munari utilise une machine qui produit des multiples mais de façon à produire des œuvres uniques. L’idéologie futuriste a nourri les préoccupations de Munari en matière d’objets cinétiques, et son approche des technologies nouvelles devient terrain de jeu de la créativité. Comme architecte, designer, on connaît de lui sa collaboration avec l’entreprise italienne Danese qui édite plusieurs modèles de lampe crées par Munari, dont la lampe Falkland (à partir de 1964). Malgré sa longueur, cette lampe se plie tel un accordéon et tient dans une boîte de quelques centimètres de hauteur. ‹ Depuis longtemps je pensais à l’élasticité comme composant de forme d’objets et un jour je suis allé dans une usine de collants pour voir si je pouvais en faire une lampe — nous, nous ne faisons pas de lampes, monsieur — vous verrez que vous les ferez. ›

Bruno-Munari-graphiste-IT-Abitacolo

En 1971, Munari crée l’Abitacolo, une structure métallique, microcosme pour les enfants qui comprend un lit, quatre étagères, deux corbeilles, une table basse et une série de crochets. Cette pièce de mobilier est une véritable maison dans la maison. Munari en parle comme d’un lieu pour méditer, écouter de la musique, lire, étudier, recevoir, comme d’ ‹ une tanière, lumineuse et transparente, ou fermée, un endroit caché au milieu des gens, un endroit réel. (…) C’est un minimum qui donne un maximum, numéroté mais illimité, l’Abitacolo est l’environnement, qui s’adapte à la personnalité de son habitant, à tout moment transformable ›. Meuble fonctionnaliste et terrain de jeu ouvert à toutes les appropriations, cette œuvre totale résume et met en perspective la foisonnante recherche de Bruno Munari.

– cit. programme de l’exposition Le sentiment des choses

 
 
Bruno-Munari-graphiste-IT-Xerografia-1966

« En voulant ne rien produire, ni argent, ni bien de consommation, si ce n’est de la spiritualité, et à travers la rédaction du manifeste du machinisme, Munari entend faire exploser les catégories entre les différentes expressions artistiques, entre les arts libéraux et serviles ou appliqués. Il statue sur la désuétude de l’artiste qui a rompu le lien avec le monde moderne. Et il lui substitue le nouvel artiste : le designer triomphant. L’artiste désormais est celui qui conçoit l’électroménager et tout autre objet utile du quotidien et insuffle de la dignité et de la grandeur partout, tout le temps et auprès de tous. »
– Alexandra Midal cit. Artiste ou designer ? La révolution Munari

 

« Les Xerographies Originales de Munari, ces ‹ études méthodiques réalisées avec un copieur électrostatique ›, sont une série de photocopies originales qui redéfinissaient les capacités de la machine Xerox, qui était alors toute nouvelle. Les membres du mouvement du copy-art, dont l’âge d’or s’est étendu des années 70 aux années 90, ont largement considéré Munari comme un précurseur — le premier artiste à avoir expérimenté ce nouveau medium. Dans le catalogue Electroworks, qui se sert des tests Xerox de Munari comme tremplin à une exposition d’artistes utilisant les techniques de photocopie, Munari est salué comme celui qui a ‹ découvert qu’il pouvait se servir de la machine comme d’un crayon pour un nouveau genre de dessins ›.

Munari lui-même précisait qu’‹ il ne s’agissait pas de copies ordinaires, mais d’originaux obtenus grâce à un processus qui mobilisait toutes les fonctions du photocopieur ›. Le concept de Munari, simple mais brillant, était profondément enraciné dans son amour pour le jeu et pour le mouvement. Marilyn McCray, dans son étude sur le copy-art, postule que Munari ‹ a découvert que le rayon du scanner des photocopieurs automatiques comme le Xerox 914 pouvait, si l’on déplaçait l’original sur le plateau de verre pendant le cycle d’impression, produire une sorte de distorsion prévisible. Il utilisa alors les distorsions du diaphragme de l’obturateur pour produire l’illusion de la vitesse dans des images de motos ou de voitures de course › ». […]

Munari, carte du ciel, cit. Particules N°27

 


Plus de ressources sur Bruno Munari :

www.munart.org
→ Différents articles sur thinkingform.com, eyemagazine.com, lajoieparleslivres.bnf.fr, x-traonline.org,
→ Consulter l’ouvrage Design as art
→ Un article sur l’ouvrage Supplément au dictionnaire italien
→ Regarder la vidéo Giocare con l’Arte-1990
→ Accéder à la conférence The ABCs and XYZs of Bruno Munari
→ Consulter l’ouvrage Como Nacen los Objetos
Une vidéo d’archive de 1969 en quatre parties présentant Buno Munari
L’orange et le petit pois vue par Bruno Munari
→ Une interview en anglais sur munart.org
→ Consulter l’ouvrage Design et communication visuelle (it)
→ Lire le Manifeste du machinisme de Bruno Munari, 1952
Un article très complet dans le N°27 du magazine Particules
→ Regarder la vidéo La scatola dei giochi, 1976


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