Rencontre avec Sébastien Hayez,
passionné et spécialiste de l’œuvre du graphiste italien
Angiolo Giuseppe Fronzoni (1923-2002)
Bonjour Sébastien,
tu es l’auteur de nombreux articles et d’un site sur la philosophie et l’œuvre de Fronzoni. Comment est né cet intérêt pour son travail ?
Jeune diplômé d’une école d’illustration, je travaillais depuis peu dans une agence de communication et avais besoin de faire ma culture graphique, nous étions en été 2001. J’ai parcouru aciduement les premiers numéros d’Etapes (Etapes Graphiques à l’époque) qui trônaient dans la bibliothèque du studio de création et suis littéralement tombé amoureux du travail de ce parfait inconnu, présenté dans les pages du n°10, en 1995.
J’ai tenté alors de trouver sa trace, mais sa mort survint très peu de temps après, en 2002. Régulièrement j’ai recherché sur le net des images de son travail, pour me rendre compte qu’il y en avait de moins en moins. J’ai pris alors contact avec des gens l’ayant connu, comme Ester Manito son ancienne élève puis assistante (auteur d’un très bel ouvrage sur l’enseignement du maître), ou Bernd Kuchenbeiser, co-auteur d’un livret sur le travail et la philosophie de Fronzoni, publié par Lars Muller.
En 2010 si je me souviens bien, mes recherches m’ont orienté vers le site web que je gère aujourd’hui seul, et qui avait été lancé quelques semaines auparavant par Maarten P. Kappert, un graphiste néerlandais déjà créateur du site minimalissimo. Je lui ai envoyé des liens, des images, des détails qu’il ne possédait pas, et de fil en aiguille il m’a propulsé co-administrateur, pour finalement quitter le projet depuis cet été 2014 pour s’occuper de sa famille. Dorénavant j’entretiens seul la mémoire de cet homme que je n’ai jamais connu.
Peux-tu nous présenter AG Fronzoni ?
AG Fronzoni est un enfant du modernisme de l’après Seconde-Guerre Mondiale, le fruit d’une recherche de paix, de démocratie et de partage, tant politique que de façon purement humaniste. Sa vision du design est globale, holistique : aucune séparation entre les divers champs du Design n’est logique. Aussi, il aborde avec le même intérêt, l’architecture, le design d’objet, notamment de mobilier, le graphisme et l’enseignement.
Formellement, il puise ses racines dans le constructivisme et le suprématisme russe, et d’une façon plus visible dans l’enseignement du Bauhaus, de l’école de Design d’Ulm et du graphisme suisse. Pour autant il n’est pas enfermé dans un dogme, même si par souci de concision et d’épure il a recourt à un minimalisme extrême, mais toujours pour mieux servir l’humain.
Qu’est ce qui fait vraiment sa spécificité par rapport à ses confrères de la même époque, le caractère novateur et visionnaire de sa production.
On parle de la production d’un homme qui a été actif depuis les années 1944 à 2002, il faut donc remettre un peu les choses dans leur contexte.
Le travail de Fronzoni trouve véritablement sa voie au tournant des années 1960, c’est à cette époque qu’il signe de nombreuses affiches extrêmement dépouillées et aussi bon nombre d’objets aux lignes géométriques épurées mais sensibles. Ce « style » si l’on doit le définir ainsi, tient à une conception qui privilégie la géométrie, le réductionnisme et le recourt autant que possible au noir et blanc. Il poussait la logique jusqu’à ne porter que du noir durant l’année, à l’exception d’un peu de blanc durant les mois d’été.
Le signe devient très rapidement un élément capital de ses affiches. Il réduit de plus en plus ses compositions et donne à la lettre ou aux signes une place centrale, même s’ils sont parfois perdus au milieu d’un espace noir ou blanc, qu’il voyait comme un espace vierge, propice au silence. D’une certaine façon, son graphisme peut faire une bonne transition entre le style suisse dit « international » et un post-modernisme qui cherchait une plus grande liberté de structure, propice à l’expression sensible.
A la même époque, les collègues et amis de Fronzoni sont nombreux : Bruno Munari (célèbre en tant que designer, graphiste ou auteur de livres jeunesse), Franco Grignani (graphiste noir et blanc proche du style op-art), Bob Noorda et Massimo Vignelli (fondateur de Unimark), Max Huber ou Giovanni Pintori. Cependant Fronzoni est un homme de l’oral : il n’écrit pas et livre le fruit de son travail à de rares occasions. Aussi sa position dans la scène milanaise est particulière. La grande variété de ses activités font de lui une sorte d’outsider. On a peu de témoignage de ces grandes figures à son propos. Quelques semaines avant sa mort, Massimo Vignelli se disait partant pour écrire la préface d’un livre consacré à ce collègue, malheureusement, il n’a pu le faire.
Tu parles de grande variété de ses activités… ?
Fronzoni a commencé en tant que graphiste et rédacteur pour son magazine Punta en 1947, il a principalement travaillé en tant que graphiste que ce soit en indépendant ou durant quelques années pour la revue d’architecture Casabella (1965-1967), mais très tôt, dès 1962, il signe du design d’objet avec des luminaires, puis des valises et surtout sa collection de mobilier pour Capellini, la série 64′ (1964) : table, table-basse, chaise, fauteuil et lit toujours édité actuellement et largement déclinés depuis quelques années en couleurs et en bichromie . Son travail d’architecture est encore mal documenté (cela fait partie des prochains ajouts au site), en parallèle au graphisme il a beaucoup conçu d’expositions pour des galeries et des biennales. Enfin, il a énormément enseigné depuis 1968, et dans plusieurs écoles avant d’ouvrir son « école-atelier » en 1982. La transmission du savoir était pour lui une partie importante de sa mission humaniste qu’il a mené jusqu’en 2001, peu de temps avant sa mort.
« Quand je fais un projet pour un client, j’ai envie de faire le plus beau projet du monde, le plus juste, le plus économique… et qu’il poursuit… La créativité est la chose la plus importante au monde. Il n’existe pas de petites créations et de grandes créations, il existe des créations… »
Quel rapport entretient Fronzoni avec cette pluridisciplinarité, cette polyvalence, alimente elle ses différentes activités ?
Concevoir c’est se construire soi-même, celui qui refuse le design accepte d’être « designé ». Ces phrases, rapportées par ses élèves et souvent elles-mêmes tirées de citations d’historiens ou de critiques d’art, montre que pour Fronzoni, cette tâche était capitale. Souvent lors d’interview, il démontre que l’espace d’une feuille blanche est comparable à celui d’un lieu vide de construction. Posé un texte, une image implique la même réflexion que celle d’un architecte. Et la conception d’une brochure, d’un journal met en oeuvre les mêmes réflexions que lors de la conception d’un objet. Mettre des distinctions, des barrières entre ces disciplines c’est créer une différences qui n’existent pas dans la nature.
L’alimentation entre ces disciplines est multiple. Il y a la clarté de la forme, son évidence et son aspect géométrique, sa transparence face à l’utilisateur. Ce minimalisme n’est pas là pour affirmer un style, c’est l’aboutissement d’une conception raisonnée, qui élimine le superflus pour rendre l’objet utile et démocratique. Pourquoi ajouté des couleurs, des ornements si on peut faire sans ? La beauté de l’objet, du lieu, de la page doit naître par lui-même et non par des détours. En design d’objet ou en architecture, Fronzoni a une vision du minimalisme extrêmement naturelle : une valise en cuir n’a pas forcément besoin d’être blanche ou noir, même s’il valorise cette monochromie en graphisme. Sa réflexion le pousse à utiliser les couleurs de la matière première donc le cuir sera dans sa teinte naturelle et le bois non coloré, éventuellement vernis.
“We need to aim at essential things, to remove every redundant effects, every useless flowering, to elaborate a concept on mathematical bases, on fundamental ideas, on elementary structures; we strongly need to avoid waste and excess”.
On aperçoit quand même de sa production quelques rare recours à la photographie… ?
Ses premiers travaux de graphistes emplois la photographie d’une façon assez directe, sans grande originalté par rapport à la production de l’époque. Ce sont des annonces-presse, quelques couvertures de magazines et plus rarement des affiches qui en sont la preuve. Dans ces cas, c’est principalement par économie de moyen et par volonté de clarté. Il ne dessine pas ou ne fait pas d’allusion à une architecture ou un lieu s’il peut le montrer. Mais même dans ces cas, la photographie garde un aspect très construit, géométrique et minimaliste. Il respectait beaucoup le travail du photographe, préférant le cadrage lors de la prise de vue, plutôt qu’un recadrage artificiel. Il avait des rapports privilégiés avec plusieurs photographes italiens, notamment avec Guido Balo pour les photos de design d’objet et Gianni Berengo Gardin pour les autres types de sujets.
Pour l’anecdote as tu regardė quelles sont les polices de prédilection de Fronzoni ?
http://www.eyemagazine.com/review/article/letters-from-italy
Merci pour le lien. En terme de typographie, Fronzoni reste un moderniste et pourrait avoir les mêmes mots que son ami Massimo Vignelli à propos de la multiplication des styles. Il conseillait à ses étudiants principalement des linéales grotesques et géométriques, plus rarement humanistes :
Univers, Helvetica, Gill sans, Futura, Frutiger, Akzidenz grotesk, Avant garde, Folio. Mais la plupart du temps il utilisait la Futura (surtout dès les années 1980′), et aussi l’Univers ou l’Helvetica.
Sa philosophie et l’impact qu’a pu avoir sa production dans le domaine du design graphique et tout particulièrement à l’échelle italienne et mondiale
C’est très difficile de parler d’impact. De part sa production très faible en quantité mais large dans les champs d’application, son influence est peu quantifiable. C’est peut-être plus par les souvenirs de ses anciens élèves que l’on voit que la philosophie de Fronzoni a marqué beaucoup de personnes. Un ancien étudiant d’une université où Fronzoni enseignait me disait qu’il y avait deux groupes : ceux qui l’adoraient et c’était une majorité, et un petit groupe pour qui son influence pouvait être considérée comme suspecte. Pour beaucoup de ses étudiants Fronzoni n’enseignait pas le design, il enseignait une relation au monde, une façon de prendre en main sa vie. Depuis sa façon de se déplacer, se nourrir, s’habiller, comprendre, travailler, etc.
Des disciples ?
Étonnamment s’il a beaucoup d’élèves gardant un souvenir vivace de son enseignement, je ne dirais pas que Fronzoni a eu beaucoup de disciples. Probablement car l’enseignement servait à l’accomplissement personnel et non à la poursuite d’un style, d’une doctrine. En graphisme le travail de son ancien élève Claudio Bettini est assez intéressant, notamment en ce qui concerne la création de logotypes & logogrammes. Pour l’architecture, son digne disciple pourrait être Claudio Silvestrin, internationalement reconnu et qui a pu signé de magnifiques projets comme ce loft de 200 m² pour Kanye West.
Futur ?
Pour l’instant, j’observe que le site lancé il y a près de 3 ans a permis de voir remonter à la surface du web des travaux et réalisations jusqu’alors inédits à mes yeux. Ce sont principalement ses anciens élèves ainsi que quelques designers enthousiastes qui permettent ce regain d’intérêt.
Plusieurs chantiers sont en cours aujourd’hui. En Italie 2 jeunes étudiants ont réalisé un livre d’entretiens autour de Fronzoni, avec quelques travaux de jeunesse inédits pour moi. Le livre est uniquement en italien mais propose des entretiens avec Myrna Cohen son ex-assistante, avec Elena Fronzoni (l’une des trois filles du maître), ainsi qu’avec Ester Manito. Je ne sais pas s’il est prévu de le commercialiser. Ester quant à elle, espère finaliser une réédition de son livre sur l’enseignement de Fronzoni et il est toujours question d’un projet de monographie même si cela prendra, je pense, plusieurs années. Madlen Göhring, une graphiste allemande proche de Bernd Kuchenbeiser travaille elle-aussi à un recueil d’entretiens, notamment avec Ruedi Baur, le graphiste franco-allemand ayant été fortement influencé par Fronzoni au début des années 1980, au point de l’exposer dans sa galerie de Villeurbanne en 1986. Enfin, un projet d’exposition sur le thème du Design graphique italien de l’après Seconde-Guerre Mondiale est en cours, ce sera à Londres, cet été et c’est un papetier italien ainsi qu’une grande agence anglaise de design qui en sont les organisateurs.
Merci beaucoup Sébastien.
Merci à toi.
Plus de ressources sur AG Fronzoni
→ agfronzoni.com
→ Consulter il progetto dell essenziale
→ Consulter l’article The City has a white page
→ Différents articles sur designers-books.com, ligature.ch, designculture.it, abitare.it,
→ Fronzoni en images sur moma.org, dergestaltingenieur.com, eMuseum, aiap.it
→ Etre informer sur le groupe Facebook