Photographie: Henk Gianotten.
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Adrian Frutiger s’est éteint ce jeudi à l’âge de 87 ans, considéré comme un des plus importants créateurs de polices de caractères du 20e siècle avec Hermann Zapf, le père fondateur de la typographie moderne laisse orphelin l’Univers de la typographie, le portrait de cette semaine ne pouvait être qu’une tentative pour rendre un dernier hommage à ce grand monsieur.
« Dès mon apprentissage de la typographie, je fus fasciné par la possibilité de rendre le monde de l’esprit par la simple combinaison d’un nombre restreint de caractères en plomb. Ma passion pour la lettre était née. Au plomb succéda bien vite la lumière. Désormais, les lettres n’étaient plus imprimées par pression dans le papier, mais posées sur un film par un rayon lumineux. On me confia la tâche d’adapter les oeuvres des grands maîtres du relief à cette nouvelle technique « à plat » et ce fut la meilleure des écoles. Arrivé au style « atantiques » (linèales), je pus à mon tour donner forme à mes propres idées et dessiner la famille Univers. La technique évolua rapidement. À la photomécanique succéda le tube cathodique avec ses contours en escaliers, puis en vecteurs, qui durcissaient les formes. Ce fut pour moi une traversée du désert jusqu’à l’apparition des contours à segments et du rayon laser, qui me permirent de retrouver le tracé subtil de la main.
Dans le meme temps, avec l’0CR-B je fus confronte à la nécessite de créer un caractère acceptable par l’oeil humain, mais aussi par l’oeil électronique. Cette recherche exigea une grande objectivité, les critères de lisibilité étant inversés: les lettres devaient être les moins laides possible. Je fis aussi l’expérience de l’écriture en grandes dimensions. L’expérience de la signalisation des aéroports de Paris et du métro parisien m’apprit que les lois de la lisibilité étaient, toujours les mêmes, du plus petit au plus grand corps, le secret résidant dans la juste valeur des blancs dans les lettres et du blanc entre les lettres. Amené à réfléchir sur les écritures de l’Inde, j’ai découvert un monde qui m’était étranger. Mais en calligraphiant et en redessinant les lettres du nord de l’Inde, j’ai ressenti, par la main, la profondeur du lien indo-européen. Très vite, je compris que si Je pouvais transmettre un savoir-faire et une tradition longue de plus de cinq cents ans, le travail de peaufinage des caractères revenait quant à lui aux dessinateurs indiens.
La naissance de l’écriture, cette lente simplification de tracés originels imagés on signes fixant les langues, m’a toujours fasciné. Le signe en tant que signature, emblème ou signal m’attirait également. Cette double attirance me conduisit à la création de logotypes, dans lesquels le signe et la lettre sont étroitement liés. Acquérir pour soi et perfectionner un savoir-faire conduit naturellement au besoin de le relayer d’une génération à l’autre, et donc de l’enseigner. En Mai 68, les étudiants, dans leur impatience, délaissèrent l’apprentissage du geste au profil du discours, je n’ai pas le don de m’exprimer a l’aide des seules paroles, sans calligraphie, sans dessin. Aussi ai-je consigné dans des livres les grandes lignes de mon enseignement.
Tout au long de ma vie professionnelle, je fus conduit à comprendre que la beauté, la lisibilité et, dans une certaine mesure, la banalité sont des notions très proches : la bonne lettre est celle qui s’efface devant le lecteur pour devenir pur véhicule entre l’esprit et l’écrit, et sert simplement la compréhension de la chose lue. »
– Extrait de Adrian Frutiger. Son oeuvre typographique et ses écrits. –
« Adrian Frutiger, Suisse allemand né en 1928 à Unterseen près d’Interlaken, est l’un sinon le plus grand typographe de notre temps. Après un apprentissage de compositeur typographe, il poursuit sa formation, de 1949 à 1951, à l’École des Arts appliqués de Zurich et se spécialise dans le domaine de l’écriture. En 1952 (il a 24 ans), il est engagé à Paris par Charles Peignot, propriétaire associé et directeur général de la fonderie de caractères Deberny & Peignot en tant que créateur de caractères et directeur artistique où il travaillera avec Ladislas Mandel, Albert Boton et d’autres. Il y crée plusieurs caractères, alors pour le plomb, comme Méridien. À 29 ans, il dessine pour la photocomposition (et aussi pour le plomb) le fameux caractère Univers qui devait le rendre célèbre dans le monde entier. Conçu au départ en 21 séries allant de l’étroit- maigre au large-gras, Univers répond à un large éventail d’occupation de l’espace dans la page, démarche qui n’avait jamais été réalisée auparavant. En 1960, il fonde son propre atelier à Arcueil, dans la banlieue Sud de Paris, avec Bruno Pfâffli et André Gürtler. Les caractères les plus connus qu’il crée pendant cette période sont Avenir, Frutiger, Centennial, Versailles, Iridium. Son caractère OCR-B est destiné à la lecture automatique par ordinateur, devenu en 1973 un standard utilisé par la plupart des papiers administratifs et bancaires à l’échelle internationale. On lui doit également des caractères comme Ondine, Herculanum ou la reprise du Didot pour la Linotype.
Durant dix ans il enseigne à Paris à l’École Estienne, et durant 8 ans à l’École nationale supérieure des Arts décoratifs. En 1978, le contenu de ses cours et actions pédagogiques aboutissaient à la publication en allemand de Der Mensch und seine Zeichen, édité en français en 1983 sous le titre Des signes et des hommes. L’oeuvre d’Adrian Frutiger révèle un dessinateur de caractères de haute culture typographique. Elle concerne essentiellement la création de caractères d’imprimerie et de signalisation (d’abord pour le plomb, puis pour la photocomposition, puis enfin pour le numérique). Elle comprend également une recherche de formes plus libres. Adrian Frutiger sera honoré à plusieurs reprises: 1986, prix Gutenberg de la ville de Mayence (Allemagne); 1987, médaille du Type Directors Club of New York; 1990, officier de l’Ordre des arts et lettres (Paris); 1993, Grand prix national des arts graphiques (France). »
– cit. adverbum.fr –
« La typographie doit être aussi belle qu’une forêt, et non pas à l’image de la jungle en béton des immeubles… Il faut laisser de la distance entre les arbres, de l’espace pour y respirer et pour pouvoir y vivre. »
« L’Univers est un projet ambitieux. Il s’agit de créer un caractère «universel», neutre, simple et apte à toute utilisation dans toutes les langues. Il est largement décliné en graisses et largeurs, le tout étant codé selon un système numérique. Outre ses divers mérites esthétiques et pratiques, il fut aussi l’un des premiers caractères dessinés spécialement pour la photocomposition. Paradoxalement, le succès de ce caractère étant très fort et les imprimeurs pas encore équipés en matériel de photocomposition, l’Univers sera tout de même décliné en version plomb, à l’ancienne. Irréprochable du point de vue de l’équilibre et du tracé de son dessin, il fut cependant décrié par certain comme mécaniste et sans âme. Il est l’un des classiques incontournables du XXe siècle et reste très utilisé de nos jours.»
– cit. collections.bm-lyon.fr –
« Dans le cadre de ses nombreuses recherches sur le dessin de caractères, Adrian Frutiger, réalise dans les années 1970 une expérience particulièrement intéressante. Il superpose huit caractères romains d’époques différentes parmi les plus utilisés (Garamond, Baskerville, Bodoni, Excelsior, Times, Palatino, Optima et Helvetica) de manière à obtenir une forme commune à l’ensemble des caractères, exempte de tout élément particulier propre au dessin de chaque lettre. En dégageant cette silhouette, Frutiger cherche à mettre en évidence une structure invariante sur laquelle se grefferaient les propriétés stylistiques propres à chaque époque. »
– Vivien Philizot cit. Le signe typographique et le mythe de la neutralité –
Propos recueillis par Phillipe Guérin & Ludovic Halphen pour la revue Info Print
Quel est le rapport entre l’Univers et la photocomposition, dans quelle mesure la technique a déterminé votre création et quelle part d’idée, de conception personnelle sont entrées en jeu ?
C’était en 1953, j’étais confronté alors au problème de l’adaptation des caractères en plomb à la photocomposeuse Lumitype construite à l’époque par Deberny et Peignot. Il s’agissait de concevoir un caractère antique. J’ai proposé, au lieu de mettre au point l’Europe, c’est-à-dire l’ancien Futura, de faire ma propre antique. J’avais déjà à l’époque, dans mes cartons, un projet élaboré aux Beaux Arts de Zurich, de caractère sans empattement, mais avec des pleins et des déliés prononcés et un O qui n’était pas fait au compas mais modelé.
Il faut préciser que durant la guerre, en Suisse, les choses avaient évolué : on entrait dans l’époque où l’antique, employé jusque-là pour le titrage ou l’affichage, s’affirmait comme caractère de texte. Par ailleurs, avec la nouvelle vague économique, les agences de publicité se tournaient vers des caractères nouveaux pour composer leurs textes — j’insiste bien sur le fait que mes recherches portaient sur le texte. C’est ainsi que pour la première fois dans l’histoire de l’imprimerie l’antique est venu, pour la publicité, concurrencer les caractères de type elzévirien. Depuis, nous marchons sur ces deux
colonnes.
Pour revenir à la création de l’Univers, alors qu’en fonderie nous disposions de deux ou trois dessins pour couvrir l’échelle des corps d’un caractère, nous nous trouvions confrontés tout à coup à une machine dont le porte-alphabet était un disque gravé en corps 5 que l’on agrandissait pour obtenir les corps plus forts. Mon premier souci était donc de faire un caractère suffisamment ouvert dans les contrepoinçons pour pouvoir être composé aussi bien en corps 6 qu’en corps 48. C’était là en quelque sorte mon premier devoir. Nous n’avions qu’un gabarit, qu’un seul dessin, pour établir toute l’échelle des corps. Il s’est avéré que cela fonctionnait très bien aussi longtemps que les déliés n’étaient pas trop fins. C’est là que la difficulté réside. J’avais créé auparavant l’Égyptienne F pour la photocomposition dans l’idée de faire un caractère robuste qui permettrait de compenser les pertes dues au flashage, mais aussi à l’offset et à l’héliogravure.
Le fait que vous ayez crée une famille complète de caractères conçue comme un tout, cela fait-il référence, chez vous, à un caractère idéal absolu dont le dessin ne serait plus lié à des contingences ou des modes ?
L’Univers m’a permis, dans une certaine mesure, de concrétiser cette quête d’absolu que nous partageons tous dans notre jeunesse, parce qu’il est construit sur un axe X/Y tout à fait parfait. Les terminaisons horizontales des lettres rondes autorisent certaines déformations sans que le module d’origine de la lettre en soit changé.
Il y a dans un de vos ouvrages à plusieurs reprises des références au corps humain qui font penser que l’homme est la mesure de cet absolu ?
Sûrement. Vous savez, j’ai fait beaucoup de mesures sur ce qu’on appelle la graisse normale et je suis arrivé à un rapport optimal entre les valeurs de noir et de blanc, une certaine densité de gris sur la page, qui correspond à quelque chose de confortable sur le plan de la vision. Il faut que les blancs soient plus grands d’une certaine valeur que les bâtons. Si on poussait les calculs un peu plus loin, on trouverait un nombre d’or quelconque. Quand on est typographe et qu’on a travaillé de longues années, on finit par avoir l’intuition de cette normalité. Je n’ai donc pas eu de problème pour faire l’Univers normal qui était le point de départ de toute la série.
Concernant vos travaux pour la signalisation du métro parisien et de l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle, vous avez été confronté à un autre problème : le rapport avec l’architecture qui n’est plus une donnée technique de composition, mais d’environnement.
Pour commencer par le métro, quand on vous demande d’étudier le problème vous êtes tout de suite tenté de faire table rase pour élaborer votre propre création… Je me suis longuement promené dans le métro, j’ai photographié une cinquantaine de plaques et je me suis rendu compte qu’il n’y avait aucune uniformisation. La seule chose commune était l’utilisation des plaques bleues pour les indications directionnelles et des plaques blanches pour les indications d’arrivée. J’aurais pu faire un nouveau caractère comme à Roissy avec majuscules et minuscules, changer le bleu en jaune, etc. Tout ça m’a semblé tout à coup dérisoire : lorsque nous avons fait le calcul, si nous devions changer toute la signalisation du métro d’un seul coup, d’abord il fallait fermer le métro pendant au moins quinze jours, et puis le coût de l’opération était considérable. Alors nous avons essayé d’être le plus proche possible de ce qui existait, globalement. Nous avons fait une synthèse qui s’est trouvée être un alphabet majuscule d’une certaine étroitesse. Je l’ai dessiné avec
des grandes approches, des grandes ouvertures. Par ailleurs, j’avais indiqué les normes pour les approches, les blancs, de telle sorte que les nouveaux panneaux peuvent être composés sans que nous ayons à intervenir. Je suis sûr que d’ici quelques années on aura une signalisation propre. Elle n’est pas géniale. Mais le génie n’est pas forcément là où il y a invention. L’idée créatrice, surtout dans l’écriture, est d’essayer toujours de se limiter, de regarder d’abord le cadre dans lequel on évolue.
A Roissy le problème était différent puisqu’il fallait créer la signalisation de toutes pièces. On se trouvait dans ce cylindre qui aspire des voyageurs comme une pompe pour les projeter vers l’extérieur. Il n’y avait pas de soleil, donc on ne pouvait pas se repérer. Je ne critique pas Andreu, l’architecte qui m’a demandé de collaborer avec son équipe, parce que c’était une idée qui était née dans les années soixantes où tout était rond. Roissy II est déjà tout à fait différent. La signalisation était donc capitale. Autant dans le métro on pouvait être relativement doux et fin dans la signalisation, à Roissy, il fallait vraiment marquer fortement les directions. J’étais contre l’utilisation de l’Univers et nous avons fait des essais pour créer un nouvel alphabet et déterminer les hauteurs de lettres, en voiture à l’extérieur, et à pied à l’intérieur du bâtiment et nous sommes arrivés à un facteur 200 : une lettre de un centimètre était lisible à deux mètres. Donc pour faire une lettre lisible à deux cents mètres, en voiture, il fallait une lettre d’un mètre. Ensuite il y avait les problèmes de couleur, de pictogrammes. Les panneaux étaient, du fait des deux langues, divisés en deux : une partie écrite en noir sur jaune et l’autre l’inverse. Le caractère que j’ai employé est devenu le Frutiger en photocomposition et a été acheté par Linotype. Il y a un journal en Hollande composé tout en Frutiger. J’ai trouvé l’entreprise un peu culottée, mais c’est vrai que c’est un caractère qui est très lisible.
Les caractères d’Adrian Frutiger (ordre chronologique)
Les caractères créés pour des entreprises ne figurent pas dans cette liste.
Président 1952, Phoebus 1953, Ondine 1953, Méridien 1953-1954, Univers 1954-1957, Égyptienne F 1955, Opéra 1960, Concorde 1960, Apollo 1960, OCR-B 1961-1966, IBM Selectric Composer (Univers) 1964, Serifa 1964, Devanagari Alphabet (Indien) 1967-1970, Tamil 1969, Monotype Roissy Alphabet, Aéroport C-D-G, Paris 1972, Iridium 1972, Métro Alphabet, Paris 1973, Frutiger 1976, Glypha, 1977, Icone 1980, Breughel 1982, Versailles 1984, Linotype Centennial 1986, Avenir 1988, Westside 1989, Vectora 1990, Herculanum 1990, Linotype Didot 1991, Pompeijana 1992, Rusticana 1993, Linotype Univers® 1997, Frutiger Stones 1998, Frutiger Symbols 1998, Linotype Frutiger® 2000.
Plus de ressources sur Adrian Frutiger :
→ De nombreuses archives sur emuseum.ch
→ Un entretien entre Adrian Frutiger et Roger Chatelain, paru dans le numéro 72 d’étapes:
→ Un entretiens en français avec Adrian Frutiger sur persee.fr
→ Un entretiens en anglais sur eyesmagazine.com
→ Consulter un aperçu de l’ouvrage L’homme et ses signes
→ Consulter l’ouvrage Type Sign Symbol
→ Consulter Adrian Frutiger-caractères, l’œuvre complète (EN)
→ Un entretien vidéo en français avec Adrian Frutiger
→ Consulter l’ouvrage Adrian Frutiger: Forms and Counterforms
→ Un article très complet, Adrian Frutiger et la poste suisse
→ Consulter Adrian Frutiger, sa carrière française, travail de mémoire par Adèle Houssin
→ Un documentaire en Allemand sur Adrian Frutiger
→ Consulter Le signe typographique et le mythe de la neutralité
→ Deux articles en anglais sur thinkingform.com et fontfeed.com
→ A propos des 40 ans du caractère CGP
→ études de Frutiger pour la signalétique de l’aéroport Charles de Gaulle
→ Différents articles sur caracteres.ch, …
→ Lire un aperçu de l’ouvrage Une Vie consacrée à l’écriture typographique